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Site Pierre Jean Jouve

Notes éparses sur Pierre Jean Jouve 

Pierre et Blanche ou L'Enfant bleu 

Un hommage en palimpseste

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par Lauriane Sable

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De Blanche Jouve à Véronique

Couverture - Bauchau - L'Enfant bleu

   Dans L’Enfant bleu, paru en 2004, Henry Bauchau raconte le parcours d’Orion, un adolescent psychotique, et de Véronique, la jeune femme chargée de son suivi thérapeutique. Cette dernière entreprend avec son patient une thérapie audacieuse et originale, axée sur l’expression artistique, qui permettra au jeune homme d’accéder à un mieux-être et de trouver sa place dans la société. Pour écrire ce roman, l’auteur a ravivé les souvenirs du temps où il travaillait comme thérapeute à l’hôpital de jour de la Grange-Batelière, à Paris. Il s’agissait pour lui de se remémorer cette époque non pas pour coller à la réalité vécue, mais, précisément, « pour oublier ensuite la plus grande part » (PBG, 224) afin de « faire passer ce qui a été trop vivement vécu dans [l]a vie dite réelle au vécu plus intense et sublimé de l’imaginaire » (PBG, 199). C’est de ce travail de longue haleine, souvent difficile, qu’est né L’Enfant bleu


   Dans la mesure où l’écriture est pour Bauchau un moyen de « [s’]enfoncer dans l’imaginaire, [d’] être vécu par lui » (PBG, 235), le personnage de Véronique ne peut et ne doit donc pas être envisagé comme le simple pendant romanesque de l’auteur – même s’il est certain qu’il partage avec lui de nombreux points communs. Comme Bauchau à l’époque où il travaillait à la Grange-Batelière, la jeune femme connaît d’importantes difficultés financières ; comme lui, elle pratique avec ses patients l’art-thérapie ; comme lui, elle est poète mais, en butte aux contraintes de la vie quotidienne, elle éprouve des difficultés à consacrer à l’écriture le temps qu’elle souhaiterait. La liste des connivences entre le romancier et son personnage est longue, et c’est précisément pour parvenir à dissocier plus aisément cette narratrice de lui-même, pour authentifier son statut de personnage imaginaire qu’Henry Bauchau a choisi d’en faire une femme. Ainsi note-t-il dans son journal à la date du 26 décembre 1999 :

Je réfléchis au rôle difficile du narrateur de la jeunesse d’Orion. Si c’est un homme, la difficulté vient de ce qu’il est trop proche de moi et que le réel empêche l’imaginaire de prendre toute la place. Je n’entre pas encore dans la réalité de l’imaginaire.

C’est pourquoi je songe à faire, contrairement à la réalité vécue, du narrateur une femme […] (PBG, 208)

   C’est ainsi qu’a pris forme dans l’esprit de l’auteur l’idée de « rapprocher peut-être un peu [Véronique] de Blanche » (PBG, 208), c’est-à-dire de Blanche Reverchon-Jouve qui fut, à la fin des années 1940, son analyste. Le personnage de Véronique emprunte donc à Blanche un certain nombre de traits de personnalité, ce qu’a souligné Béatrice Bonhomme dans son article « La présence mythique de Blanche dans la création d’Henry Bauchau ». Elle note ainsi que, comme Blanche, Véronique ne manque pas d’orienter la cure de ses patients vers une « issue créative »  (188). Bienveillante à leur égard, elle est une figure protectrice, voire maternelle – bien qu’elle s’en défende. Enfin, comme Blanche, Véronique, de dix ans plus âgée que son mari, le pousse à s’engager dans la voie de la création véritable et accepte, pour cela, de devoir le partager avec une autre femme, Gamma – tout comme Blanche fit jadis le choix d’accepter les passions de Pierre Jean Jouve : « J’avais commencé par couper, je n’allais pas en faire ma propriété », avait expliqué Blanche à Bauchau (GM, 201).  

   Blanche a donc inspiré le personnage de la thérapeute dans L’Enfant bleu, comme déjà celui de la Sybille dans La Déchirure, ou encore celui de Diotime dans Œdipe sur la route. Cela se comprend aisément, quand on sait combien fut décisive pour l’écrivain sa rencontre avec celle qui lui révéla que l’écriture constituait « le levier » de son analyse. Et s’il est vrai que Bauchau entreprit à la fin des années 1960 une autre cure, didactique cette fois, avec Conrad Stein, il n’en pose pas moins dans Jour après jour le constat suivant : « en réalité, j’ai poursuivi mon analyse profonde avec elle, je la poursuis sans doute encore » (JJ, 385). L’importance du rôle de Blanche dans la vie de Bauchau suffirait donc à expliquer qu’il se soit inspiré d’elle pour le personnage de Véronique. Néanmoins, certains éléments invitent à penser que ce projet répond – inconsciemment peut-être – à d’autres préoccupations, antérieures et plus profondes.

Un livre sur Pierre et Blanche

    Dès la fin des années 1980, Henry Bauchau envisage d’écrire un livre consacré à Blanche ; ainsi note-t-il à la date du 27 janvier 1989 : « j’ai écrit pour elle, toute mon œuvre tourne intérieurement autour d’elle et pourtant je ne l’ai pas encore écrite. […] Il reste que je dois écrire sur Blanche cette page qui est inscrite en moi et qui n’est pas écrite encore » (JJ, 385). Dans le même temps, ce projet suscite en lui des sentiments contradictoires, car il sait « qu’en donnant sa vraie place à Blanche, [il] ne répon[d] pas à son souhait profond : la discrétion. Son désir était de rester obscure : toute la lumière sur Pierre Jean Jouve, rien sur elle » (CI, 15). 

   Cette attitude de retrait délibéré a profondément marqué Bauchau, comme en témoigne le texte « Blanche Jouve, le don de la parole » : « Elle se voulait en retrait de Pierre, en retrait de tout ce qui n’était pas lui et ses patients. Sa position me paraît aujourd’hui encore très mystérieuse » (CI, 15). Si cette attitude n’a cessé de surprendre, voire de heurter l’écrivain, c’est que, à ses yeux, Pierre Jean Jouve ne pouvait être isolé du couple qu’il formait avec Blanche : Bauchau considérait les Jouve comme deux génies à part entière – elle, l’analyste, lui, l’écrivain –, et n’a d’ailleurs pu s’empêcher d’exprimer plus d’une fois son étonnement face à « l’occultation […] du rôle et de l’importance de Blanche dans la vie et l’œuvre de Pierre » (JJ, 307).

   En 1997, après la publication d’Antigone, Henry Bauchau considère à nouveau le projet d’un livre dédié non plus exclusivement à son ancienne analyste, mais au couple Jouve : « Je leur dois cela, je me le dois à moi-même », note-t-il dans son journal. « Sous quelle forme ? Souvenirs, journaux ou tenter d’élaborer cela sous forme de roman : Pierre et Blanche, comme nous les appelions » (PBG, 24). Dans le même temps, il songe à un autre projet, qu’il appelle alors « le labyrinthe du jeune psychotique » et qui deviendra progressivement L’Enfant bleu. « Je mène de front trop de projets actuellement, je me sens souvent dépassé, cependant le roman, le livre sur les Jouve, quelques poèmes aux brouillons avancés, je devrais pouvoir mener cela à bien » (PBG, 135), écrit-il encore en avril 1999. Or, c’est l’une des dernières fois qu’il fera allusion à ce livre dans son journal. En effet, à compter du mois d’août de la même année, il n’en sera plus jamais question, pas même dans le journal suivant, Le Présent d’incertitude

L’Enfant bleu, hommage (in)avoué

    Dans un texte paru en 2003, l’écrivain revient sur ce renoncement, suggérant que c’est peut-être le profond désir de discrétion de Blanche, défendu par elle explicitement tout au long de sa vie, « qui aujourd’hui encore [l]’empêche de mener à bien le projet d’un livre sur elle » (CI, 15). Mais ce livre, n’a-t-il pas plutôt renoncé à l’écrire, dans le courant de l’année 1999, précisément parce qu’il était en train de voir le jour sous la forme inattendue, insoupçonnée d’un roman, « travail bien plus considérable, mais […] plus vivant » (PBG, 24) qu’un simple témoignage ? L’Enfant bleu serait donc ce livre qui prend soin de ne pas dire son nom, son véritable nom – Pierre et Blanche. Lors d’un entretien, l’auteur a d’ailleurs effectivement confié à Régis Lefort que le roman était un hommage au couple Jouve ; mais, significativement, rien dans le paratexte n’oriente la lecture dans cette direction, tant du point de vue du titre et de la quatrième de couverture que de la dédicace et des citations placées en exergue.

   La rédaction de L’Enfant bleu a offert à Henry Bauchau l’occasion de creuser, d’interroger par la voie de l’écriture et de l’imaginaire la position de retrait qui caractérisait Blanche ; de se l’approprier aussi, puisque le personnage de Véronique doit au moins autant à la personnalité de l’auteur qu’à celle de sa première analyste. Par ce roman, il rend hommage à la femme, à l’épouse et à la thérapeute qu’elle fut, et lui restitue sa juste place auprès de son mari ; hommage est également rendu à Pierre Jean Jouve et à son œuvre, grâce au personnage de Vasco, cet artiste d’ « un grand talent » (EB, 103), résolu à produire « la musique des profondeurs […] ou rien » (EB, 212) et qui – comme Jouve en écriture – y parvient.

   Par cet hommage romanesque, Henry Bauchau se montre doublement fidèle à la mémoire de Blanche : il respecte son désir de discrétion et, en se positionnant en tant que romancier plutôt qu’en tant que critique ou témoin, demeure dans « la voie profonde » (JA, 490), celle de l’écriture, celle que lui a ouverte la Sybille. Ce roman, dans lequel est perceptible toute l’affection, toute l’admiration qu’éprouvait Bauchau pour les Jouve et pour leur travail respectif, ne dit somme toute que peu de choses des individus qu’ils ont réellement été. Ils ne s’y donnent à lire qu’en filigrane, tels que Bauchau les a perçus, vécus, fantasmés, et investis d’une dimension mythique, imaginaire, que l’écrivain n’hésite pas à qualifier de « plus vraie que celle du vécu » (PBG, 193). 

Liste des abréviations et références bibliographiques complètes

  • JA  = Henry Bauchau, Journal d’Antigone, Arles, Actes Sud, 1999.

  • JJ  = Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’Œdipe sur la route (1983-1989), Arles, Actes Sud, 2003, coll. « Babel » (Les Éperonniers, 1992).

  • PBG  = Henry Bauchau, Passage de la Bonne-Graine. Journal (1997-2001), Arles, Actes Sud, 2002.

  • CI  = Henry Bauchau, « Blanche Jouve, le don de la parole », dans Les Constellations impérieuses d’Henry Bauchau. Colloque de Cerisy 21 – 31 juillet 2001, sous la dir. de Marc Quaghebeur, Bruxelles, AML – Labor, 2003, pp. 15-28.

  • EB  = Henry Bauchau, L’Enfant bleu, Arles, Actes Sud, 2004, coll. « Babel ».

  • GM  = Henry Bauchau, La grande Muraille. Journal de La Déchirure (1960-1965), Arles, Actes Sud, 2005, coll. « Babel ».

  •  Béatrice Bonhomme, « La présence mythique de Blanche dans la création d’Henry Bauchau », dans Nu(e) n° 35 : Henry Bauchau, pp. 185- 198.

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Jouve - Logo Lecture par Serge PopoffL'auteurLauriane SABLE est chercheuse en littérature française contemporaine à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve). Elle travaille sur les formes de l’indicible dans la littérature contemporaine, entre autres chez Pierre Jean Jouve et Henry Bauchau. En 2008, elle a publié Pierre Jean Jouve, Une poétique du Secret, Etude de Paulina 1880. Collection « Structures et pouvoirs des imaginaires ». L'Harmattan. 
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Dernière mise à jour : 21 mars 2009