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Hommages et Créations

Serge Popoff - Aube de la lecture
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Pierre Jean Jouve, Philippe Roman — Au miroir de l'amitié

Exposition à la Bibliothèque Nationale de France

Galerie des donateurs, 20 septembre - 10 novembre 2013


Une Visite par Jean-Paul Louis-Lambert  

Philippe Roman - Promenade avec Pierre, hst, 1995 - BNF, Département des manuscrits Philippe Roman - Promenade avec Pierre -huile sur toile - 1995 - BNF Département des manuscrits


Une Promenade 
avec Philippe Roman

C'est une belle rêverie plastique de Philippe Roman qui accueille le visiteur de l'exposition de la B.N.F. : en 1995, c'est-à-dire près de vingt ans après la mort de Pierre Jean Jouve, le peintre se revoit (s'imagine ?) aux côtés de l'écrivain : le spectateur voit de dos les deux promeneurs dans un paysage que les lecteurs de Jouve reconnaissent immédiatement ; le Cahier de L'Herne de 1972 nous a fait découvrir ce lac de Sils en Haute-Engadine : sa grande étendue liquide, plate, entre une vaste prairie au premier plan, plate également, et au-delà du lac la chaîne de montagnes des Alpes. Le contraste violent entre l'horizontalité des premiers plans et la discontinuité des arrière-plans (si frappante dans les photographies prises par Franco Vercelotti) est traité par Philippe Roman dans un impressionnisme poétique, où la si reconnaissable palette du peintre (ses jeux entre ses bleus et ses verts si doux) fait merveille pour suggérer une conversation secrète entre le plasticien et le poète. On n'en n'est que plus déçu par l'annulation de l'exposition prévue au Musée de Montparnasse, où l'on aurait vu bien d'autres tableaux que Philippe Roman a consacrés à ses séjours en Engadine aux côtés de Pierre Jean Jouve et de la psychanalyste, Blanche Reverchon

L'amateur devra se reporter au beau livre, Philippe Roman, (1927-1999) peintre de la Nouvelle Subjectivité,  dirigé par Emmanuel Boncenne, avec des textes par Odile Bombarde, Emmanuel Boncenne, Martine Broda, Jean Clair, Raymond Mason, Philippe Roman et Sam Szafran, aux éditions  Gourcuff Gradenigo (2010), et dont notre site s'est fait l'écho. L'exposition de la B.N.F. présente un ensemble d'œuvres graphiques de Philippe Roman qui montrent que l'artiste avait un "coup de crayon" très aigu, comme dans son grand dessin L'enterrement ou L'Accident (1962-1963), ou très lyrique dans sa série de dessins Les Funérailles d'Alaric exécutés en 1963-1964 lors d'un compagnonnage avec le grand poète anglais David Gascoyne, lui-même analysé (depuis la fin des années trente) par Blanche Reverchon, et traducteur en anglais des poèmes de Jouve.

Le fonds Jouve propre à la B.N.F. s'est enrichi grâce à Philippe Roman en deux étapes : en 1979, Philippe Roman faisait un premier don (par exemple des épreuves de Vagadu, corrigées — de la main de Jouve — , à l'occasion de la réédition au Mercure de France en 1964), et en 2013, c'est Emmanuel Roman, le fils du peintre, qui fait don à la B.N.F. d'objets légués à lui par son père, complétés par d'autres objets de sa collection personnelle. La B.N.F. possède maintenant un trésor qui contient des pièces exceptionnelles, et le bref panorama que je vais en donner est purement subjectif. Les visiteurs pourront avoir une toute autre vision de cet ensemble.

Le commissaire de l'exposition, Guillaume Fau, a choisi une structure thématique pour organiser les différents objets exposés (dessins, gravures, éditions rares, manuscrits, lettres, ...) : le Reniement et la Vita nuova, la Femme, l'Inconscient, la Guerre, l'Exil ... ce qui s'avère très pertinent pour guider le visiteur. Je vais faire de même et choisir dans les nombreux objets ceux qui m'ont le plus frappé.

Jouve avec Balthus, avec Sima, ...

Le site s'est fait l'écho du compagnonnage de Jouve avec les peintres, et cette exposition permet de voir des œuvres qui sont très célèbres, mais qu'on n'a que très rarement l'occasion de voir. Un exemple paradoxal est donné par ses collaborations avec Balthus : Jouve avait acheté (sans doute en 1934) une œuvre essentielle d'une période importante du grand peintre, il s'agit d'Alice au miroir que le Centre Pompidou présente sur ses cimaises. Par contre il est très difficile de voir les deux dessins-lithographies que Balthus a donnés à Jouve pour illustrer deux de ses livres : l'un pour Urne (1936) et l'autre pour Langue (1952). En effet, les tirages de ces deux livres étaient minuscules, et, en pratique, on ne peut voir ces œuvres qu'en reproduction ; or Balthus n'a quasiment jamais illustré de livres d'écrivains contemporains : cette collaboration entre Balthus et Jouve est donc exceptionnelle, et il faut profiter de cette exposition pour voir les tirages originaux de ces deux œuvres ! Le dessin pour Urne, avec cette jeune fille en grande robe victorienne que l'on voit de dos s'attaquer sauvagement à un arbre dans une clairière est, de mon point de vue, une des pièces graphiques majeures de Balthus ; il n'est pas indifférent qu'elle ait été réalisée dans le cadre d'une collaboration avec Jouve.

La collaboration entre Jouve et le grand peintre tchèque Joseph Sima est à la fois mieux connue, mais pas assez cependant . Mieux connue, car certains livres illustrés par Sima sont plus faciles à trouver que les livres réalisés avec Balthus : en 1926, Sima réalisait un portrait de Jouve pour Nouvelles noces, dans le cadre d'une collection de semi-luxe de Gallimard ("une oeuvre, un portrait") et en 1930 un frontispice, la belle gravure en couleur (un "paysage érotique") qui ouvre la plaquette, La Symphonie à Dieu : ces gravures sont bien connues, mais on est heureux de les revoir ici. Beaucoup plus difficiles à voir, les œuvres uniques (toiles, dessins, gouaches, ...) que Sima a réalisées en s'inspirant de la personne de Jouve, de Blanche Reverchon ou des œuvres de l'écrivain. Or l'exposition présente justement une toile de 1937 qui illustre un célèbre poème de Jouve, La Putain de Barcelone, ▼poème paru dans le recueil Matière céleste. Plus modeste, mais très fascinante, la carte postale éditée fin 1925 après les 4 voix au prix Goncourt (il en aurait fallu 5 !) de Paulina 1880 représentant un portrait de Paulina imaginé par Sima : c'est ce portrait qui devrait être mis sur la couverture de l'édition du roman en Folio !

Joseph Sima - La Putain de Barcelone, 1937 © ADAGP, 2013, BNF, Département des manuscrits Joseph Sima - La Putain de Barcelone - 1937 - © ADAGP, 2013 - BNF Département des manuscrits




 ... avec Frans Masereel, avec Romain Rolland, ...

Frans Masereel - Portrait de Jouve pour "Prière" - Stock - 1924

Frans Masereel : Portrait expressioniste de Jouve pour "Prière", Stock, 1924 © ADAGP, 2013, BnF, Réserve des livres rares

Le compagnonnage de Jouve avec Frans Masereel avait été très important depuis le séjour en Suisse au temps de la première Guerre mondiale, quand Jouve avait été un collaborateur et un ami de Romain Rolland, l'âme de la communauté pacifiste francophone. Grand graveur de tempérament expressionniste, Masereel avait été tout à la fois un illustrateur et un éditeur de livres. Nous connaissons tous le portrait (souvent reproduit ◄), qu'il fit de Jouve pour le frontispice de Prière (1924), le dernier recueil publié par Jouve avant sa Vita Nuova (l'écrivain l'a renié en 1928). Un  très  rare exemple de cette collaboration est présenté : en 1919,  Jouve publiait aux toutes jeunes éditions du Sablier (créées par Frans Masereel et René Arcos à Genève) un recueil de poèmes, Heures — Livres de la Nuit. Jouve avait d'abord donné le titre de Livre d'Heures à son manuscrit (titre qui sera très vite repris par Masereel pour un de ses propres "romans graphiques", une histoire sans paroles) : Masereel l'avait orné d'un dessin original où je crois bien reconnaître la silhouette de Jouve à trente ans. Le manuscrit a été offert à Romain Rolland ; il se trouve maintenant dans le fonds de cet écrivain à la B.N.F. On peut voir aussi le manuscrit, avec beaucoup de corrections, d'Hôtel-Dieu, dédicacé à son illustrateur.

Un autre portrait de Jouve, très rare, est aussi présenté et je le trouve très émouvant. Il s'agit de la photographie en noir et blanc d'un portrait par l'ami Gaston Thiesson dont on connaissait des dessins pris sur le vif : ce Jouve de 27 ans (nous sommes en avril 1916) a alors un regard intense et un visage mélancolique. Nous connaissions l'importance du Journal de guerre de Romain Rolland comme source d'informations sur Jouve, mais nous observons que le fonds que la B.N.F. possède sur le prix Nobel 1915 (attribué à Rolland en 1916, quand Jouve lui était devenu très proche) recèle des merveilles.

L'une de ces merveilles nous permet de faire le lien avec la Seconde Guerre mondiale. C'est la lettre que Jouve a envoyé à Romain Rolland le 17 mai 1940. Jouve s'était éloigné du militantisme pacifiste et de la personne de Rolland à partir de 1918, comme le montre la lettre du 22 octobre de cette année-là : "Je renonce à toute lutte. Je renonce à agir directement contre cette guerre." La rupture entre le Maître et le Disciple a été longue à se faire (Jouve publie son Romain Rolland vivant en 1920), et elle a été actée en 1927, après la publication du Monde désert — ce roman tout rempli des souvenirs de Jouve de la Suisse pendant la première guerre mondiale, mais où toutes les références à ses activités de militant pacifiste et d'ami de Romain Rolland ont été étonnamment éliminées. Or la Catastrophe européenne de 1939-1940 a percuté Jouve (l'exposition montre l'Ode au Peuple de 1939 qui est un appel à la lutte armée contre l'hitlérisme) et Romain Rolland lui écrit. Jouve lui répond une longue lettre, "Mon cher Ami, Dans ces circonstances solennelles je ne veux pas laisser sans réponse la belle lettre que vous m'avez écrite". Les lecteurs du livre fondamental de Daniel Leuwers, Jouve avant Jouve (1984), connaissaient l'existence de ces lettres, mais les voir toute entières exposées est une véritable expérience.

Calligraphie

Bien sûr, pour les lecteurs de Jouve, voir les manuscrits de ses grandes œuvres est toujours une source d'émerveillement et de surprises. Ce qu'on sait (ou croit savoir) : Jouve "mettait au propre" ses manuscrits. Cela signifiait qu'il les calligraphiait avec un soin extrême. Pour ses poèmes, il cherchait à montrer exactement quelle forme visuelle devait avoir la page poétique. Ses très précises exigences sur la longueur des lignes apparaissent (c'est un exemple) sur la page d'épreuves corrigées exposée de Poésie VII-IX (Diadème, Ode, Langue), le 3e volume de la réédition de ses poésies au Mercure de France en 1966. 

Les manuscrits apparaissent alors comme de véritables œuvres d'art qui méritent effectivement d'être exposées en tant que tel. Jouve réalisait aussi de beaux titres calligraphiés en grande lettres rouges comme on le voit pour Folie et Génie, offert à Jean Cassou, ou Wozzeck ou le nouvel opéra, offert à Philippe Roman en 1958.

Mais les lecteurs savent surtout l'importance que l'amour a joué, dans la vie et l'œuvre de Jouve. Et l'exposition nous permet de voir des objets où la présence de ses deux épouses, d'abord Andrée Charpentier, puis Blanche Reverchon, est immédiatement visible. 

... avec Andrée ...

En 1910, Jouve épouse Andrée Charpentier après un "voyage initiatique" en Italie d'où il avait rapporté des Muses Romaine et Florentines et une bonne connaissance de l'art italien de la Renaissance qui allait être une des sources d'inspiration constante de son œuvre. La préface des Muses annonçait un ouvrage écrit en commun : "Voir le travail de critique : Essai sur le Nombre dans l'Art, à paraître, écrit en collaboration avec Melle A. Charpentier". Ce texte nous était inconnu, et j'étais persuadé que je ne le verrai jamais. Or, le voilà dans une vitrine ! Sa première page est exposée, elle nous montre un vrai manuscrit, avec des paragraphes barrés et corrigés. On peut aussi admirer un dessin (encadré, sous verre : Le Portrait du pape Léon X par Raphaël) reproduit sur calque avec un quadrillage : on voit que, très jeune, Jouve (et Andrée, la future agrégée d'histoire ?) était déjà à la recherche du Nombre d'Or que l'on devine derrière ses conceptions typographiques (je cite Jean-Yves Masson).

Autre découverte miraculeuse :  en 1911, Jouve publie son premier roman (renié en 1928, mais qui réapparaît clandestinement dans En miroir) : La Rencontre dans le carrefour. Ce roman a été écrit pendant la première année de mariage de Pierre et Andrée, et voici son manuscrit dont nous voyons la première page. On observe que le premier paragraphe a fait l'objet de deux versions : la première est barrée, mais on voit qu'elles commencent toutes les deux par la même exclamation : "Belle fille !..." .

... et Blanche.

En 1921, Jouve rencontre Blanche Reverchon, psychiatre bientôt psychanalyste, à Florence, puis à Salzbourg chez Stephan Zweig. Coup de foudre à la fois amoureux et intellectuel. Jouve revient à la poésie symboliste, il découvre les mystiques chrétiens (Blanche est croyante) et l'œuvre de Freud — Blanche traduit les Trois essais sur la théorie de la sexualité qui paraît en 1923 chez Gallimard. Voici un double témoignage étonnant de ce lien avec le milieu psychanalytique : le célèbre psychanalyste viennois Otto Rank dédicace à Jouve son livre Don Juan - Une étude sur le Double, un classique paru en 1932 ; en 1933, c'est Jouve qui dédicace ainsi son Sueur de Sang : "Pour le Dr Otto Rank et Mme Rank" (deux livres prêtés par Jean Clair). 

Mais ce sont les manuscrits et les éditions originales qui nous frappent le plus ! Il y a là les manuscrits des grands chefs-d'œuvres poétiques. De Matière céleste, on voit une page impeccablement calligraphiée, sans aucune correction. De Sueur de Sang, on peut lire le début de la version manuscrite du sublime avant-propos, "Inconscient, Spiritualité et Catastrophe". De Kyrie, on peut lire le poème "Don Juan". Là, on voit que la calligraphie de Jouve, avec ses lignes très espacées, permet à l'écrivain-calligraphe de corriger très proprement certains mots : donc, même sur le manuscrit "mis au propre", Jouve pouvait faire d'ultimes corrections. Ces manuscrits très importants appartiennent au fonds de la B.N.F. – et je me demande si Charles de Gaulle n'est pas à l'origine de la présence en ces lieux de ces magnifiques manuscrits.   

Blanche est très présente — en arrière-plan, comme toujours — mais on peut lire les très émouvantes dédicaces que Jouve apportaient aux "Livres de Blanche", c'est-à-dire à des exemplaires de luxe, souvent reliés somptueusement, et même décorés (peut-être par Jouve lui-même), et où on peut lire des dédicaces comme celle de Nouvelles Noces en 1926 : "Mon esprit a été sauvé par toi. Je t'aime. P.". C'était une période de très grande crise affective, où se mêlaient intimement l'amour et l'écriture, comme on peut le lire dans le chapitre "La Rencontre avec Blanche" de Pierre Jean Jouve – La quête intérieure, la biographie par Béatrice Bonhomme.

7 septembre 2013

J.-P. L.-L.


Liens sur La Toile

Liens

La présentation par Guillaume Fau, commissaire de l'exposition, sur ce site

Sur le site de la B.N.F. 

La présentation par Guillaume Fau sur Chroniques, le magazine de la B.N.F., jullet-août-septembre 2013

Le communiqué (pdf) de la B.N.F. sur l'exposition 

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Dernière mise à jour : 9 octobre 2013
Précédente mise à jour : 6-8 octobre 2013
Première mise en ligne : 5 octobre 2013