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2021

Béatrice Bonhomme, Machteld Castelein,

Dorothée Catoen-Cooche (direction)

Pierre Jean Jouve au carrefour

des mondes modernes et contemporains

L'Harmattan / Thyrse N° 21



Pierre Jean Jouve - Dans l'atelier de l'écrivain
Présentation

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L’ouvrage Pierre Jean Jouve, au carrefour des mondes modernes et contemporains, dirigé par trois spécialistes de l’oeuvre de Pierre Jean Jouve, permet de dresser cette oeuvre, aussi suspecte qu’admirée, entre cathédrale et mythe, comme un moment crucial de notre modernité, descendant, d’une part, de Baudelaire, Mallarmé ou encore Edgar Poe, rencontrant des oeuvres soeurs comme celle de Bataille et fondant, d’autre part, notre contemporain, celui de nos poètes, écrivains, peintres et compositeurs.

Ont contribué à cet ouvrage : Rim Amira, Jérémie Berton, Marie-Antoinette Bissay, Béatrice Bonhomme, Machteld Castelein, Dorothée Catoen-Cooche, Stéphane Cunescu, Éric Dazzan, Maxime Deblander, Armando Del Romero, Pierre-Marie Deparis, François Lallier, Géraldine Lombard-Violino, Jean-Paul Louis-Lambert, Serge Meitinger, Anis Nouaïri, Marion Pélissier-Mouillet, Aaron Prevots, Françoise Salvan-Renucci, Myriam Watthee-Delmotte. 

Publié le 16 novembre 2023, 474 pages, collection Thyrse (N° 21), Éditions L'Harmattan

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Préface


L’ouvrage Pierre Jean Jouve au carrefour des mondes modernes et contemporains permet de dresser cette œuvre, aussi suspecte qu’admirée, entre cathédrale et mythe, comme un moment crucial de notre modernité, descendant, d’une part, de Baudelaire, Mallarmé ou encore Edgar Poe, rencontrant des œuvres sœurs comme celle de Bataille ou de poètes-compositeurs comme Scriabine, et d’autre part fondant notre contemporain, celui de nos poètes, écrivains ou chanteurs comme Yves Bonnefoy, Claude Louis-Combet, Michèle Finck, Marie Étienne, Pierre-Alain Tâche, Heather Dohollau, Franck Venaille, Salah Stétié, Adonis, ou encore Thiéfaine, pour ne citer que quelques-unes de ces voix fécondées par l’œuvre magistrale de l’écrivain. Outre ces voix poétiques, Pierre Jean Jouve emprunte et irradie également dans les domaines musicaux et picturaux. Pensons à des peintres comme Balthus, des dessinateurs comme André Rouveyre, des surréalistes comme Dali, l’œuvre de Jouve restant, en amont comme en aval, en lien étroit avec le domaine artistique et jouant un rôle central dans le panorama de la pensée et de la création modernes et contemporaines.


L’ouvrage s’ouvre sur l’avant-propos de Myriam Watthee-Delmotte évoquant Romain Rolland, lui qui soulignait qu’« on ne lit jamais un livre. On se lit à travers le livre, soit pour se comprendre, soit pour se contrôler » (L’Éclair de Spinoza). La postérité d’une œuvre témoigne donc de ce que le lectorat investit de lui-même dans le travail de l’écrivain. En illustration de ce phénomène, ce texte prend la forme d’une lettre pleine d’émotion et de poésie adressée à Jouve lui-même. La lectrice, devenue elle-même autrice, pointe comment, dans l’ensemble des écrits jouviens, la question essentielle demeure : comment poursuivre après l’effondrement ? Elle revient sur la subtilité du lien entre l’élaboration littéraire et le vécu de l’homme, nuançant en particulier l’importance de la rupture comme clé de lecture car cette œuvre contient aussi, selon Jouve lui-même, « une permanence, celle de l’émotion positive, de l’émerveillement » l’écrivain ayant le don de traduire les fractures tout en s’accordant à un souffle.

Au sein d’une première partie intitulée Lien avec la musique et l’art pictural, Jérémie Berton, dans son article intitulé « Musique(s) de Pierre Jean Jouve : le poème démesuré », se propose de placer la Musique au centre d’un idéal de sublimité gouvernant l’ensemble de l’œuvre poétique composée par Pierre Jean Jouve. Il y montre comment l’héritage de Romain Rolland, diffus au premier abord, sert de pierre d’achoppement à une conception musico-poétique qui prendra appui sur le motif de la consolation. Puis il étudie comment ce motif de la « musique consolatrice » se renverse, formant progressivement une seconde mineure de la poésie, se plaçant à l’intervalle du son et du sens en venant mettre en tension « irrésolue » le matériau poétique. Cette tension rencontrera, pour Pierre Jean Jouve, le sens absolu d’une projection mystique de deux forces, de deux formes, l’une contre l’autre, dont le poème, chaque fois recommencé, est toujours révélateur d’un double jeu de l’inconscient et de la lyrique.

Françoise Salvan-Renucci, quant à elle, décrit le dialogue implicite mené avec Pierre Jean Jouve dans les textes de H.F. Thiéfaine et connaissant une nouvelle déclinaison dans Géographie du vide, l’album de 2021 qui se consacre en priorité aux thèmes jouviens tels que l’enfer et le paradis, Dieu et le Diable, avec l’omniprésence d’un Éros blasphématoire et mortifère, tout à la fois porteur d’un élan vital irrépressible s’exhibant jusque dans l’effroi suscité par les « prédatrices ». L’alliance de la musique et de la mort proclamée par Jouve au détour de nombre de ses poèmes est célébrée par Thiéfaine sur un mode polysémique et jubilatoire à travers la réaccentuation sous-jacente des formulations jouviennes – accompagnée de leur intégration dans l’entrelacement intertextuel complexe du corpus thiéfainien. Ces vers jouviens connaissent ainsi une « résurrection » éclatante, dans laquelle se réaffirme la permanence de l’affinité qui unit les deux auteurs.

De son côté, le propos de l’article de Armando Del Romero est de rapprocher Jouve et Scriabine, deux artistes liés par des affinités mystiques et par une modernité destinée à détruire le truchement psychologique du langage poétique et musical du romantisme. Cependant, s’ils partagent la même aspiration, encadrée par les paysages dramatiques des Alpes, l’avènement de leurs destins finit par les séparer. Là où Scriabine fait profession de foi nietzschéenne, dansant et créant en tant qu’esprit libérateur du monde, Jouve se déchire dans sa tentative d’ascèse, entre le Ciel et la Faute. Cela conduit ces deux auteurs vers les horizons opposés de l’arbitraire triomphant et de l’abandon.

Pierre-Marie Deparis ancre sa communication sur une carte postale, inédite, adressée par Pierre Jean Jouve à Jean-Paul Lafitte, peintre d’origine nordiste installé à Paris. Jouve lui demande la communication du livre, Le Gynécée, qui vient de paraître au début de 1909, album composé de planches dessinées par André Rouveyre figurant des nus féminins dans des poses érotiques expressives, avec une préface de Remy de Gourmont. On sait que Jouve se trouve dans « un orageux tourment à Paris en 1909 » et tout se passe comme si ce livre répondait merveilleusement aux attentes de Jouve et cautionnait ses fantasmes que l’on trouvera clairement exprimés ultérieurement dans Les Beaux Masques. La lecture du Gynécée a-t-elle encouragé la réalisation par Jouve de dessins érotiques ou fantasmatiques, découverts dans le commerce d’art, il y a quelques années ? Cela semble fort probable, même si l’auteur se garde bien d’évoquer ce livre.

Dans son article, Géraldine Lombard-Violino nous montre non pas l’influence que Jouve a pu avoir sur les peintures de Balthus, mais plutôt les convergences des deux créateurs, en mettant en parallèle des extraits de ses romans ou poèmes avec quelques tableaux du peintre qu’il admirait et réciproquement. Les deux hommes n’ont jamais cessé, même après le départ de Balthus pour la Suisse, de poursuivre une conversation souterraine à travers leurs œuvres respectives. Tous deux étaient épris de beautés invisibles, cachées dans le silence de la vie intérieure. Nous analysons les convergences thématiques (sur l’érotisme, le mystère notamment), mais aussi les différences (sur la mort et la perception du temps), entre ces deux artistes liés par une amitié vraie, les hommages respectifs, plus ou moins explicites, parsemant leurs créations.

Rim Amira établit un rapprochement entre l’écriture jouvienne et l’esthétique surréaliste, ce qui reste problématique. Jouve déclare, en effet, ne pas être un auteur surréaliste et explique très clairement ce qu’il reproche au surréalisme. Toutefois, l’imaginaire jouvien et celui d’André Breton font l’objet de croisements évidents qui se manifestent dans certaines figures rhétoriques, dont l’anamorphose. Ce croisement stylistique est analysé à partir de la notion de « déformation », notamment la déformation du temps, déployée pour faire exister le personnage de La Petite X dans Vagadu. Le même phénomène est observé dans le tableau intitulé La Persistance de la mémoire de Salvador Dali. Cette confrontation révèle une forte adéquation entre les deux visions artistiques à la fois sur le plan du contenu et sur le plan de l’expression, cela conduisant à se poser à nouveau la question du rapport de Jouve et du surréalisme, mais dans un sens inverse en s’interrogeant sur l’apport de l’écriture jouvienne sur la conception formelle et thématique du surréalisme.

Béatrice Bonhomme explique que Jouve pourrait apparaître surtout comme un poète « masculin » véhiculant des mythes sur la femme, porteuse de faute érotique et de mort... Cette image de Jouve qui peut provoquer agacement, voire rejet, à la lecture de textes qu’on peut considérer comme profondément misogynes, est pourtant largement à nuancer, Jouve portant en lui une femme intérieure, « la femme noire de Léonide », et son œuvre s’appuyant également sur le mythe de l’androgyne. C’est peut-être pour cela que des poètes femmes contemporaines restent profondément attachées à l’œuvre de Jouve qu’elles considèrent comme importante et fédératrice pour leur création. Il suffit, pour le montrer, de s’appuyer sur les œuvres de Marie Etienne et de Michèle Finck.

L’article d’Éric Dazzan envisage les rapports entre l’œuvre de Pierre Jean Jouve et celle de Claude Louis-Combet. Il s’agit moins de repérer une influence du premier sur le second que de mettre au jour une communauté d’expérience et de conception de l’écriture dans son rapport à la transcendance et à la transgression. La première partie de l’article met en parallèle Blesse ronce noire de Claude Louis-Combet et Le Paradis perdu de Pierre Jean Jouve, la figure du frère et celle de Satan : les corps blessés de la sœur et d’Ève deviennent le lieu où accède à la conscience de lui-même un désir d’écriture (de parole) qui est désir de retour en amont. La seconde partie a pour point de départ le texte dans lequel Combet évoque l’œuvre de Jouve et ce qui lui en est resté, « un certain climat, une tension du verbe, une écharde dans l’esprit ». Elle tente de définir les enjeux de l’écriture jouvienne et de sa violence.

Machteld Castelein montre que depuis sa lecture de Dans les années profondes, le poète suisse Pierre-Alain Tâche (1940, Lausanne) est resté pendant quarante ans fasciné par la figure d’Hélène. La trajectoire de cette longue fréquentation est parcourue ici dans une perspective psychanalytique. Deux étapes s’y laissent distinguer : d’abord, celle qui est appelée « Hélène de S. » représente la « chose » que Tâche dispute à Jouve dans un rapport œdipien ; ensuite se développe une Hélène « propre », mais comparable à celle de Jouve (intégrant notamment son mythe de l’imbrication d’Éros et de Thanatos), qui, désignée par son seul prénom, devient « le symbole de l’invention poétique et de la compréhension du monde » (Stéphanie Cudré-Mauroux). L'oeuvre se développe selon deux lignes, l’une géographique (qui explore le lieu d’Hélène, de l’Engadine à Carona puis à Anniviers), l’autre romanesque cherchant à pourvoir Hélène d’un corps sensuel ; leur aboutissement est un lieu que l’écriture a mis hors d’atteinte et un corps que le poète n’a jamais possédé qu’en paroles.

Aaron Prevots se propose d’étudier l’influence de Pierre Jean Jouve sur Heather Dohollau (1925-2013), poète originaire du pays de Galles qui a longtemps vécu en France et qui a noué une amitié avec Jouve dans les années 1960. Il s’agit de traversées de l’intime dans leurs œuvres respectives, et ainsi de perspectives et de procédés qui innervent l’extrême contemporain. À partir de quelques textes critiques de Dohollau sur Jouve, puis d’une lecture en miroir de certains poèmes, le critique présente l’hypothèse que l’œuvre de Jouve sert souvent de modèle à Dohollau en ce qui concerne la découverte de soi et du monde. Il est donc question de convergences sur divers plans : style et thématique, visées et cadences. On verra que pour ces deux écrivains l’invisible ne peut exister sans l’intime, l’être sans l’énigme, l’unité sans la rupture.
1 Patrick Née, « Entretien avec Michèle Finck », RevueNU(e) n° 69, numéro coordonné par Patrick Née, direction BéatriceBonhomme, mise en page Danielle Pastor, revue en ligne, 2019, p.14-15. Pour Marie-Antoinette Bissay, Pierre Jean Jouve évoque le pouvoir mystérieux et envoûtant de la Musique dès le début de En miroir. Journal sans date et lui consacre, à la fin de cet écrit, des pages spécifiques afin de montrer que la musique se place au commencement de la création poétique et constitue l’impulsion vitale qui fait advenir les mots intimes en poèmes. Comme Pierre Jean Jouve, Michèle Finck a d’abord été saisie par la musique qui a constitué une révélation quand elle a « compris obscurément que [sa] vie se jouait là, dans l’intervalle fécond entre poésie et musique (...), que le double rythme poésie/musique [était] la systole/diastole de [sa] vie1. » Pour ces deux poètes, la venue à l’écriture poétique passe donc obligatoirement par la musique avec l’impossibilité, dans un premier temps, de s’en détacher car la musique habite les poètes autant que les poètes l’habitent. Lire conjointement les œuvres de ces poètes permet de voir le cheminement commun qu’ils ont effectué depuis leur entrée en poésie et de comprendre le rôle joué par la musique ainsi que sa mise à distance obligatoire pour laisser advenir l’écriture poétique. Lire les poèmes de Michèle Finck en regard des œuvres de Pierre Jean Jouve permet également de mesurer la postérité de l’œuvre jouvienne au sein de la poésie contemporaine.

L’article de Stéphane Cunescu explore la filiation littéraire entre le poète contemporain Franck Venaille et Pierre Jean Jouve. La reprise du titre de l’ouvrage autobiographique de Pierre Jean Jouve intitulé En miroir sert de fil conducteur à cette étude, qui entend retracer la façon dont Franck Venaille se réapproprie le matériau poétique jouvien à travers un processus d’identification et une mise en scène auctoriale. Après avoir étudié la réactualisation de certaines grandes thématiques jouviennes (l’érotisme, la psychanalyse, l’opéra), l’étude s’intéresse aux collages et réécritures d’incipit de Jouve (dans Paulina 1880 et Hécate) par Franck Venaille. En interrogeant l’œuvre de Franck Venaille sous le signe de la postérité jouvienne, cette contribution s’approche plus généralement des mécanismes intertextuels de reprise et de réécriture qui caractérisent la poésie des XXe et XXIe siècles.

D’après François Lallier, un des poètes qui a contribué à former l’idée que se fait de la poésie le jeune Yves Bonnefoy, est Pierre Jean Jouve. Ils se rencontrent tard (1953) et commence alors une relation qui sera interrompue assez vite (1958), non sans que reste, au moins chez Yves Bonnefoy, une attention latente, se manifestant de façon inattendue dans son dernier livre. Le présent texte étudie les divers aspects de cette relation complexe.

L’étude d’Anis Nouaïri interroge l’influence qu’a pu exercer Pierre Jean Jouve sur la poésie arabe contemporaine de langue française et de langue arabe. Elle aborde en particulier les œuvres de Salah Stétié, poète libanais de langue française, et d’Adonis, poète syrien de langue arabe, pour tenter de mettre en évidence l’existence de ramifications jouviennes chez ces écrivains, de même que chez d’autres poètes arabes contemporains comme Abbes Beydoun. Traitant de la traduction en arabe de certains poèmes jouviens, elle s’intéresse aussi à la traduction en tant qu’ouverture sur l’acte créateur.

Dans la troisième partie qui se consacre à Jouve dans l’histoire, Maxime Deblander interroge la posture antidémocratique de l’écrivain mise en avant par certains exégètes, ainsi que l’exigence guidant sa création tout comme son refus de respecter les codes de l’institution littéraire. Après avoir multiplié les allégeances (au symbolisme, à l’unanimisme, à l’art social, au pacifisme) au cours d’une première période de création, Jouve orchestre en effet sa « vita nuova » en marge des conditions qui favorisent la consécration d’une œuvre : point de diffusion à large échelle, point d’affiliation à une école, point de formes attractives sur le marché de la librairie. Dans ce contexte, en jetant des ponts entre l’œuvre reniée (1909-1925)et l'oeuvre officielle (1925-1967), l'enjeu de cette analyse est de montrer que le peu de visibilité dont la production jouvienne fait aujourd’hui l’objet est la conséquence non seulement du refus de l’écrivain de se placer derrière une école ou un courant, mais aussi de la structure profonde de son œuvre marquée par une logique particulière de reniement et court-circuitant la manière dont l’historiographie représente d’ordinaire les ruptures en littérature. Un tel travail invitera à revoir l’image que nous nous faisons de l’œuvre jouvienne et à réexaminer les outils qu’utilise d’ordinaire l’histoire littéraire pour penser ces ruptures qui apparaissent dans les trajectoires de nombreux écrivains.

Jean-Paul Louis-Lambert. Une recherche sur les noms des trois héros de La Victime de La Scène capitale de Pierre Jean Jouve – Waldemar, l’étudiant « fou » ; Simonin dit « Bras de fer », l’étudiant « sorcier » ; Dorothée, la « jeune fille » ou « Gravida » –, amène le lecteur au-delà des figures anonymes du Propos de table de Luther mis en exergue. Le thème de la catalepsie associé à un magnétiseur ainsi que deux noms, « Valdemar » et « Theodor » (une « métathèse » de Dorothée), renvoient à une Histoire extraordinaire d’Edgar Poe. L’esthétique gothique du récit nous oriente vers le Romantisme allemand. D’abord, une rencontre dans la rue évoque le Faust de Goethe, donc Méphisto, c’est lui le démon caché derrière Simonin (le Sorcier des Actes des Apôtres) dit « Bras de fer », c’est-à-dire Lucifer. Ensuite c’est Alban qui est suggéré, « Le Magnétiseur » en diable-basilic du Conte fantastique d’E. T. A. Hoffmann (prénom d’usage : Theodor). Enfin, le diable-basilic a été représenté par Christophe Haitzmann, le peintre « possédé » du XVIIe siècle, psychanalysé en 1923 par Sigmund Freud, qui a également analysé la suspecte Gradiva de Jensen. Tous ces textes ont été lus et médités par Jouve. Une comparaison structurale montre qu’ils illustrent tous un même propos : l’inceste (ici sororal) conduit à des tragédies.

Dans la quatrième partie, Au cœur de l’œuvre, Machteld Castelein évoque le diptyque de La Scène capitale (1935) lorsqu’il se transforme en triptyque (1948/1961), structure dramatique étant ainsi créée, dont La Victime constitue le « nœud » et Dans les années profondes le « dénouement ». L’« histoire du diable », empruntée à Luther, prépare donc le récit « céleste » qui lui fait suite. Elle s’ouvre en effet sur une perspective de salut, engageant l’auteur lui-même, dans la mesure où Simonin apparaît comme son représentant, et l’aspiration au sacerdoce pouvant être lue comme un désir d’entrer en poésie. Abordée d’un point de vue psychanalytique, la « scène capitale » du péché érotique est interprétée ici comme œdipienne : il s’agit de (ré)instaurer, à travers une castration symbolique, l'ordre Symbolique du Langage, régi par le Nom-du-Père, mais facilité par la Mère qui y prête sa chair. Si Waldemar représente le désir (œdipien) refoulé de Simonin, l’objet ultime de ce désir (la femme offerte par le Père et offerte à lui, c’est-à-dire Dorothée) se manifeste à travers le symbole même mis en place pour l’empêcher d’advenir : Gravida préfigurant la Mère ; la « fausse morte – fausse vivante » anticipe ici sur la vraie Morte, vraiment vivante.

Jean-Paul Louis-Lambert démontre que, de façon surprenante, on ne connaît aucun lien direct entre Pierre Jean Jouve et Georges Bataille, alors qu’ils ne manquaient pas d’amis communs (André Masson, Jacques Lacan, Pierre Klossowski, Balthus, Jean Wahl, GLM), surtout si on tient compte du rôle important de l’épouse psychanalyste de l’auteur : Blanche Reverchon. Des chercheurs ont déjà montré la proximité de certaines thématiques chez ces deux écrivains autour du sacré, du sexe, de la mort, de l’inceste. La présente enquête suggère, d’un côté, que dans ses écrits, Jouve a pu réagir à des textes de Bataille (« La chose rouge dans les cheveux » Vs « L’œil pinéal »), et, d’un autre côté, que trop de points communs apparaissent entre Ma mère de Bataille (1954) et Dans les années profondes de Jouve (1935) pour que cela reste anodin. Une trentaine d’items sont ainsi examinés, comme des similitudes entre certaines formulations et des rencontres, en particulier entre « Pierre Angelici » et « Léonide » (via « Pierre Indemini ») et entre les « Hélène », ces mères communes aux deux récits. Bataille avait-il un exemplaire de La Scène capitale posé sur sa table de travail ?

D’après Rim Amira, l’œuvre cathédrale est utilisée par Jouve pour rendre compte de la solidité de son monument dans sa globalité. L’étude des personnages dans le cycle romanesque montre ainsi le fondement de cette architecture. Les protagonistes jouviens sont des éléments mobiles qui se déplacent d’un roman à l’autre tissant ainsi un fil conducteur qui traverse les cinq récits narratifs. Ce n’est pas par hasard que nous retrouvons Paulina dans Le Monde désert ou encore Luc Pascal dans Vagadu. À travers ce phénomène textuel, le romancier-poète envisage une structure toujours plus vaste que le roman en lui-même. Le personnage d’Hélène est le point culminant de cette intertextualité qui installe une continuité évidente, voire vitale, entre l’œuvre romanesque et l’œuvre poétique. Ce fonctionnement particulier des personnages participe activement à engendrer l’imaginaire jouvien car ils deviennent des symboles récurrents permettant d’introduire et ensuite de véhiculer des idées et des notions comme la faute, la culpabilité, la création artistique...

Marion Pelissier montre comment Pierre Jean Jouve part de la catabase du mythe antique pour créer une poésie où la femme prendra une place prépondérante et où le mythe d’Orphée revisité devient celui de la femme lui-même. On peut ainsi dans Matière céleste mettre en exergue la descente aux enfers assimilée à un vide que le poète appelle « le Nada », représentant les forces passives de l’inconscient. Grâce à cette catabase, le poète devient un être nouveau où la partie masculine s’associe à la partie féminine dans une sorte d’androgynie mise au service de la création poétique. Le mythe est ainsi en constante évolution au sein d’une quête spirituelle au cours de laquelle il s’agit de recréer en permanence un paradis perdu, ceci restant lié à un contexte de guerre où la poésie constitue une réaction face à la catastrophe.

Serge Meitinger propose des notices rédigées sur La Louange (1945) et Hymne (1947), anticipant la version de 1965. Au sortir de la guerre, après les affres de la destruction, vient le temps de la paix qui n’est toutefois pas « la paix du cœur », mais plutôt la prise en compte amoureuse et religieuse des sacrifices endurés et acceptés. L’image de la femme comme médiatrice opère vivement, mais elle représente aussi « un seul désir pour la chair du combat » et s’engage avec et contre les grands idéaux pour sublimer la dimension sacrificielle. Hymne reprend La Louange comme première section et lui en adjoint trois nouvelles de dimensions inégales. La seconde, intime et proche parfois de la confidence, mêle le sacré aux réalités les moins policées de la chair et tire de formules blasphématoires une ferveur nouvelle (les audaces les plus abruptes seront supprimées en 1965). La ligne de crête est celle de l’« hymne » comme chant paradoxal célébrant l’élévation mystique sur un mode proche de la théologie négative. Les réticences dues à l’esprit du temps et à l’endurcissement de l’âme laissent advenir une dévotion humble et forte, capable en sa légèreté de danser sur l’abîme. Le travail d’élagage opéré pour l’édition dite « définitive » de 1965 fait perdre beaucoup des nuances et des allusions qui donnent leur saveur à ces versions primitives.

Béatrice Bonhomme
Machteld Castelein

Dorothée Catoen-Cooche



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Dernière mise à jour :  2 mars 2024

Première mise en ligne : 2 mars 2024