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Notes éparses sur Pierre Jean Jouve 

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1949 / 1976

Gaëtan Picon et Pierre Jean Jouve

 par Alain Paire

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Pierre Jean Jouve et Gaëtan Picon ne furent pas des amis véritablement proches : ils s'estimaient grandement

Pierre Jean Jouve et Gaëtan Picon ne furent pas des amis véritablement proches : ils s'estimaient grandement, se rencontrèrent et s'écrivirent quelquefois. Jouve était né en 1887, un écart d'âge et des contextes culturels sensiblement différents séparaient ces deux écrivains : Gaëtan Picon naquit à Bordeaux en 1915. Ils se fréquentèrent principalement pendant les années cinquante et soixante, tous deux disparurent en 1976 ; un infarctus emporta Gaëtan Picon pendant l'été de cette année. Leurs centres d'intérêt dans le domaine de la littérature, leurs passions pour les arts plastiques convergeaient souvent : parmi leurs contemporains, Sima et Balthus sont par exemple deux des artistes dont ils commentèrent ardemment les travaux. Pour tenter d'imaginer leurs relations, il faut aussi songer aux profils de trois autres personnes qui furent fréquemment présentes dans l'horizon de leurs existences. Chacun de leurs côtés, Picon et Jouve éprouvèrent une très grande amitié pour Gabriel Bounoure (1) et pour Yves Bonnefoy qu'ils consultaient volontiers. De même, pendant plusieurs séquences de leur vie, ces deux personnages bénéficièrent de la vigilance et de l'affection de Jean Starobinski (2).

Entre 1949 et 1962, Picon joua à plusieurs reprises un rôle important dans la réception critique de l'oeuvre du poète.

Entre 1949 et 1962, Picon joua à plusieurs reprises un rôle important dans la réception critique de l'oeuvre du poète. Dans la première édition de 1949 du Panorama de la nouvelle littérature française de Gaëtan Picon, à l'intérieur d'un chapitre sous-titré "Accomplissements poétiques" où Pierre Reverdy, Jules Supervielle et Saint John Perse se trouvent commentés, il est précisément question de Pierre Jean Jouve : le fragment Jouve de ce chapitre du Panorama fut par la suite amendé et complété, sa place fut amplifiée lors de la parution des rééditions de l'ouvrage. En août 1955 et en octobre 1956, le futur Directeur général des Arts et des Lettres du ministère Malraux rédigea pour la revue du Mercure de France deux articles de belle envergure qui furent par la suite insérés dans le second tome de L'Usage de la lecture, édité en 1961. On verra plus loin que Gaëtan Picon fut en compagnie de François Mauriac l'une des personnes qui s'impliqua fortement pour qu'en 1962 le Grand Prix national des lettres soit attribué à Pierre Jean Jouve.

La récente parution de deux ouvrages consacrés à Gaëtan Picon nous restitue clairement la place singulière que cet "écrivain-lecteur" avait construite dans la République des Lettres.

La récente parution de deux ouvrages consacrés à Gaëtan Picon nous restitue clairement la place singulière que cet "écrivain-lecteur" avait construite dans la République des Lettres. Aujourd'hui injustement oublié, le parcours de ce personnage ne fut pas linéaire : il fut un point d'appui essentiel et connut pourtant toutes sortes d'intermittences, de grandes réussites et plusieurs revers de carrière. Ses appartenances et ses curiosités étaient multiples ; Picon fut un être mobile et cyclothymique qui se révéla plusieurs fois capable de modifier ses lieux d'intervention et de "réinventer son existence". Gaëtan Picon n'était pas uniquement un critique littéraire ou bien un enseignant de l'Ecole des Hautes Etudes, il fit de fréquentes incursions dans la fiction et dans l'histoire de l'art. A compter de 1951, pendant une huitaine d'années, il vécut hors Paris : à Beyrouth, Florence et Gand. Tout au long de sa trajectoire personnelle, les rôles de grande diversité qu'il endossa se révélèrent de première importance : Gaëtan Picon participa à quelques-unes de grandes revues littéraires de son époque, occupa pendant sept années sous l'égide d'André Malraux les fonctions d'un grand décideur culturel et dirigea chez Albert Skira pendant les dernières années de sa vie  l'une des très belles réalisations éditoriales du XX° siècle, la collection Les Sentiers de la création

Un livre-coffret de conception originale, une coédition de L'Imec et de La Maison d'à côté

Un livre-coffret de conception originale, une coédition de L'Imec et de La Maison d'à côté vient de rassembler à propos de Gaëtan Picon les actes d'un colloque organisé en 2005 au Collège de France ainsi qu'au Centre Georges Pompidou : aux vingt-quatre interventions (3) de ce colloque (avec entre autres, les participations d'Yves Bonnefoy, Hubert Damisch, Jean Lacouture, Françis Marmande et Philippe Sollers) s'ajoutent des témoignages audio et video qui regroupent des réflexions et témoignages de Pierre Boulez, Julien Gracq et Jean Starobinski. Issue d'une thèse d'histoire soutenue par Agnès Callu en novembre 2009, une importante biographie historique vient par ailleurs d'être publiée aux éditions Honoré ChampionGaëtan Picon / Esthétique et Culture est un livre de 714 pages que j'évoquerai plus longuement dans un autre article, à paraître prochainement sur le site Poezibao. Dans la préface de cet ouvrage, son directeur de thèse Jean-François Sirinelli salue "le tour de force" accompli par cette chercheuse qui a  puisé dans très abondante documentation pour "rendre compte de cette alchimie particulière qu'est la genèse et la construction d'une oeuvre" : "par-delà la reconstitution patiente et minutieuse des travaux et des jours", Agnès Callu a "tenté d'entrer dans le dédale d'une pensée"

A propos des relations qu'entretenaient Pierre Jean Jouve et Gaëtan Picon, quelques éléments de  chronologie

A propos des relations qu'entretenaient Pierre Jean Jouve et Gaëtan Picon, quelques éléments de  chronologie, plusieurs repérages peuvent être établis, en grande partie grâce aux données rassemblées dans l'ouvrage d'Agnès Callu. On rappellera tout d'abord que le tout premier article publié à propos de Jouve en revue par Picon, parut en janvier 1950 dans la revue Liberté de l'esprit, un périodique proche du Rpf qui fut dirigé de 1949 à 1953 par Claude Mauriac. Cet indice permet d'avancer que Pierre Jean Jouve fut dans un premier temps un auteur que Picon situait bien évidemment parmi les écrivains importants de l'entre-deux guerres. Pour autant, Gaëtan Picon dont les auteurs majeurs sont au sortir de la guerre Malraux et Bernanos, ne semble pas avoir immédiatement rangé Jouve parmi ses écrivains de très grande prédilection. Publié à la faveur de la parution de Diadème aux éditions de Minuit, ce premier article ne constituait pas une urgence pour Gaëtan Picon : son texte ne parut pas dans les revues d'avant ou d'après-guerre dont Picon était auparavant le familier, Les Cahiers du Sud de Jean Ballard, Confluences de René Tavernier et René Bertelé, ou bien Fontaine de Max-Pol Fouchet.

Gaëtan Picon - Panorama de la nouvelle Littérature française - 1976

Le Panorama de la nouvelle littérature française

On datera du début des années cinquante l'intérêt grandissant que Picon éprouva à propos de l'oeuvre de Pierre Jean Jouve

On datera du début des années cinquante l'intérêt grandissant que Picon éprouva à propos de l'oeuvre de Pierre Jean Jouve : pendant ces années, le futur auteur d'Admirable tremblement du temps sortit pleinement de sa réserve antérieure et mesura beaucoup plus finement l'évolution de Jouve. Dans sa toute première recension du Panorama de la nouvelle littérature française, les appréciations de Picon sont en effet moins élogieuses, on pressent dans son analyse une indéniable considération et puis tout de même, quelques réticences. Il admire bien évidemment cette oeuvre, mais son adhésion n'est pas totale. Par exemple, il écrit que certains vers de Jouve ne sont pas des vers de poètes, ce sont "des vers de philosophe".

En dépit de ces réticences qui s'effaçèrent complètement lors des rééditions de l'ouvrage, pour un auteur comme Pierre Jean Jouve, figurer parmi les grands protagonistes de la problématique de Gaëtan Picon constituait une aide et une référence de première importance

En dépit de ces réticences qui s'effaçèrent complètement lors des rééditions de l'ouvrage, pour un auteur comme Pierre Jean Jouve, figurer parmi les grands protagonistes de la problématique de Gaëtan Picon constituait une aide et une référence de première importance. La toute première phrase de la préface de cet in-quarto de plus de six cent pages le rappelait, le rôle d'un médiateur de qualité est précieux pour la diffusion d'une oeuvre : "pas plus que le son ou la lumière, la littérature ne se propage instantanément". Comme le rappellent les réactions recueillies dans l'ouvrage d'Agnès Callu, quelques-uns des meilleurs esprits de l'époque - entre autres, Marcel Raymond, Jean Paulhan ou Eugène Ionesco - considéraient les cartographies et les diagnostics littéraires du Panorama de Gaëtan Picon comme un maître-livre : c'est "un bréviaire d'intelligence", écrivait Gabriel Bounoure.  Dans l'hommage posthume qu'il adressa en 1979 à Gaëtan Picon, Julien Gracq analysait le rôle crucial de ce Panorama de la nouvelle littérature française quant à la notoriété de tel ou tel auteur. A ses yeux, le geste critique étonnamment clairvoyant, les anticipations et les évaluations de Picon furent sur plusieurs registres souvent décisifs : "quand on voit un peu plus tôt que les autres, montrer, c'est aussi changer". D'autres lecteurs passionnés par la très souple synthèse de Gaëtan Picon, des critiques ou bien des enseignants d'une plus jeune génération (Françis Marmande dans les actes du colloque de 2005, ou bien Colette Guedj dans un autre ouvrage collectif, Gaëtan Picon/ De l'aventure littéraire à l'action culturelle) n'ont pas manqué de souligner le poids de son influence : pour de nombreux jeunes gens,  le Panorama fut un guide irremplaçable qui permit de s'orienter rapidement parmi les lignes de force de la littérature de l'après-guerre.

Les deux articles rédigés par Picon à propos de Jouve sont pour partie redevables à l'influence de Gabriel Bounoure 

Publiés dans la revue du Mercure de France de Samuel Silvestre de Sacy, en août 1955 et en octobre 1956, et puis par la suite repris dans L'Usage de la Lecture (pages 101-113), les deux articles rédigés par Picon à propos de Jouve sont pour partie redevables à l'influence de Gabriel Bounoure (4) : ce dernier fut entre 1951 et 1954 à l'Ecole supérieure  des Lettres de Beyrouth l'un des meilleurs et des plus sûrs compagnons de Gaëtan Picon qui avait également la joie pendant ses années passées au Liban de retrouver fréquemment Georges Schehadé. En page 106 de la "Suite contemporaine" de L'usage de la lecture, Picon cite plusieurs phrases d'un article de Gabriel Bounoure publié au Mercure de France, au lendemain de la parution d'En miroir. Une année plus tard, dans le compte-rendu du livre de René Micha paru dans la collection des Poètes d'aujourd'hui de Seghers, Picon renouvelait sa totale confiance en l'avenir nullement clos de l'oeuvre de Jouve : "J'ai été heureux de lire sous la plume de M. Micha que rien ne lui semble plus "puissant" que ce que le poète vient d'écrire. Il y a là un fait trop rare pour qu'il ne soit pas souligné : alors que tant d'autres se redisent, Jouve vient de dire ses plus fortes paroles".

la refonte en 1960 du Panorama ne pouvait que réjouir l'auteur de Paulina 1880

Dans ces conditions, comme le rappelle cet extrait d'une lettre de Jouve à Picon mentionné par Agnès Callu, la refonte en 1960 du Panorama ne pouvait que réjouir l'auteur de Paulina 1880. Pierre Jean Jouve écrit à Picon le 20 juillet 1959 : "Mon cher ami, je vous fais entièrement confiance, et serai heureux de voir le nouveau Panorama de la littérature avec les modifications que vous avez apportées me concernant".  Voici quelques extraits de cette seconde mouture du livre que lui avait autrefois commandé René Bertelé (5), le directeur des éditions Le Point du Jour qui devint quelques années plus tard responsable de collection chez Gallimard : "Ces dernières années ont vu grandir plus que toute autre, l'oeuvre de Pierre Jean Jouve ... Les derniers recueils, depuis dix ans - Diadème, Ode, Langue, Lyrique, Mélodrame - nous permettent de saisir, dans la forme même, le changement de paysage intérieur ... La poésie a toujours été pour ce poète le moyen par lequel l'existence entre en contact avec sa tension profonde et transforme cette tension dans la durée sans jamais la résoudre... Aussi bien son dernier état ne doit-il jamais apparaître comme décisive solution".


En 1962, avec l'aide de François Mauriac,
le Grand Prix national des Lettres

Pierre Jean Jouve suivit attentivement le déroulement de la carrière de Gaëtan Picon lorqu'il fut nommé par André Malraux à la tête de la Direction des Arts et des Lettres.

Pierre Jean Jouve suivit attentivement le déroulement de la carrière de Gaëtan Picon lorqu'il fut nommé par André Malraux à la tête de la Direction des Arts et des Lettres. Toujours dans cette lettre qu'il adresse à Picon en juillet 1959, il l'assure de sa totale confiance et lui prodigue ses encouragements : "Il me semble que la Direction des Arts et des Lettres  pourra, entre vos mains, connaître une réalité plus grande, et je vous félicite d'être appelé à lui donner cette réalité nouvelle. Je me doute des hésitations que vous pouvez éprouver, et j'espère que l'écrivain ne sera pas trop entravé dans son travail ... Croyez à mes sentiments de grande estime et d'amicale affection".

au sein du Ministère de la Culture, Gaëtan Picon eut une action pionnière de grande envergure 

Pour faire bref, on rappellera qu'au sein du Ministère de la Culture, Gaëtan Picon eut une action pionnière de grande envergure. Picon fut à l'origine d'actions et de nominations qui modifièrent sensiblement le cours des choses : il introduisit Ionesco et Schehadé dans le répertoire de la Comédie Française, favorisa l'entrée de la donation Jean Dubuffet au musée des Arts décoratifs, nomma Balthus à la Villa Médicis, Georges Auric à l'Opéra de Paris et Jean-Louis Barrault à l'Odéon. On rappellera également que sa réflexion quant aux missions du musée d'art moderne auquel se serait adjoint un centre de création contemporaine façonna les prémices de ce qui permettra plus tard la création de Beaubourg. On sait aussi que lorsque Marcel Landowski fut préféré à Pierre Boulez, Gaëtan Picon remit sa démission, au terme de sept années à la fois gratifiantes et décourageantes qui l'empêchèrent de se consacrer pleinement à son écriture personnelle. Quand il apprit la nouvelle de cette démission, Jouve ne manqua pas d'exprimer sa vive émotion et ses regrets dans une lettre à Picon, postée le 6 novembre 1966 : "L'idée de la dispute qui s'est instituée - dans laquelle vous avez été pris - est si intolérable à mon esprit, que je me sens incapable de l'affronter, d'en parler dans la conversation d'un dîner. Tout ce qui s'est passé, je vous l'assure, m'a fait un mal personnel. La musique, l'art, la littérature, tout est blessé".

Pendant le septennat de Gaëtan Picon au Ministère de la Culture

Pendant le septennat de Gaëtan Picon au Ministère de la Culture, Pierre Jean Jouve dont on connaît par ailleurs les convictions gaullistes ne put que se féliciter du sort qui lui fut fait. Avec Françis Ponge et d'autres écrivains dont la situation personnelle était extrêmement difficile, il bénéficia de plusieurs subsides de la Caisse des Lettres dont Picon avait remodelé les missions. Jouve participa par ailleurs à l'une des livraisons du Mercure de France que Picon dirigea 26 rue de Condé, avec l'aide de Blaise Gautier, pendant vingt-deux numéros (5), entre mai 1963 et juillet 1965 : trois pages de ses poèmes, "Ténèbres" et "A la beauté" figurent en tête du sommaire du n° 1201 de la revue, en novembre 1963.

Gaëtan Picon fut un homme de grande influence

Un bienfait n'arrive jamais seul. Last but not least, comme il est évoqué dans les extraits de courriers qui suivent, Gaëtan Picon fut un homme de grande influence qui parvint à infléchir dans le sens de ses options personnelles les décisions du jury qui attribuait chaque année le Grand Prix national des Lettres. Ce Prix fut plusieurs fois attribué à des écrivains qui lui étaient chers : Gaston Bachelard le reçut en 1961, il fut décerné à Jacques Audiberti en 1964 ainsi qu'à Henri Michaux qui le refusa catégoriquement en 1965 (6). En 1960, année durant laquelle le Prix fut attribué à Marcel Arland, Gaëtan Picon avait déja tenté d'imposer le nom de Pierre Jean Jouve. Il fut davantage écouté en 1962 : comme le rappelle la lettre qu'il adresse le 27 novembre 1962 à François Mauriac, il avait trouvé au sein du jury un allié de première force. "Cher François Mauriac, Je viens vous dire tout de suite combien j'ai été sensible à votre présence l'autre soir qui m'assurait que toute défiance à l'égard de ce Grand Prix avait disparu en vous. Et quand je vous ai entendu lancer le nom de Jouve que je n'osais plus prononcer, après l'échec de ma tentative il y a deux ans, de crainte qu'on ne m'accuse de faire pression sur le jury, j'ai été infiniment heureux de cette rencontre. Je l'ai dit à Pierre Jean Jouve, c'est vous qui avez permis cette oeuvre si digne, si grave, de recueillir ces lauriers libres et honorables quoique officiels. Bien admirativement vôtre."

Quelques jours auparavant, le 21 novembre 1962, Gaëtan Picon recevait de Pierre Jean Jouve une lettre infiniment chaleureuse

Quelques jours auparavant, le 21 novembre 1962, Gaëtan Picon recevait de Pierre Jean Jouve la lettre infiniment chaleureuse qui suit :"Mon cher Ami, Je désire vous écrire à vous et à Geneviève, toute ma reconnaissance, ma reconnaissance entière car vous avez été les artisans  d'un grand ouvrage en ma faveur. Vous avez poursuivi le but - maintenant atteint - de faire tomber un vieux silence, devenu une sorte de coutume, et dont je ne pouvais manquer de cruellement souffrir par moments. Et vous, assuré de l'autorité que vous donnaient de hautes fonctions, mais aussi convaincu de la justesse de la cause, par les partis que vos écrits avaient pris depuis longtemps, vous avez renversé la mauvaise tendance. La chaleur de la réception du Mercure était pour moi profondément bouleversante. Elle me montrait une sorte de satisfaction générale, qui débordait largement le cadre des amitiés. Elle me montrait, outre l'affection, les sentiments de justice obtenue et de réparation acquise. Tout cela me vient de vous. Sachez bien que je ne l'oublierai jamais. Je vous embrasse." Pierre Jean Jouve.

Pour être beaucoup plus complet, il nous faudrait nous rendre à l'Abbaye d'Ardenne et prendre le temps de consulter le fonds Gaëtan Picon classé et conservé par l'Imec

Pour être beaucoup plus complet, il nous faudrait nous rendre à l'Abbaye d'Ardenne et prendre le temps de consulter le fonds Gaëtan Picon classé et conservé par l'Imec  : toutes les lettres qui furent conservées par Picon du côté de Pierre Jean Jouve ne figurent pas dans la monographie d'Agnès Callu qui est pourtant infiniment renseignante. Dans Gaëtan Picon / esthétique et culture, une ultime mention, page 577, signale qu'un différend survint tardivement entre nos deux personnages, quelques jours après la parution chez Gallimard des Lignes de la main, recueil de textes à l'intérieur duquel Pierre Jean Jouve s'offusqua de ne pas être mentionné. Le 15 octobre 1969, voici ce que Jouve écrit :  "Mon cher Picon, Vous avez fait tomber sur ma tête, jadis, le Prix national des Lettres. Pouvez-vous me dire pourquoi, dans votre livre omnibus, ne se trouve même pas mon nom ? J'ai été étroitement mêlé à plusieurs de vos sujets... J'ai connu et familièrement Giacometti, qui parlait avec nous chaque semaine dans un bar de Genève, en exil. Ne parlons que pour mémoire de Bonnefoy. Et ne parlons pas de Baudelaire... Je ne puis manquer d'interpréter tristement votre volonté négative à l'égard de mon destin, elle est visible" ... Commentant brièvement cet extrait de lettre de Pierre Jean Jouve, Agnès Callu s'empresse d'ajouter que "L'orage passera"... Avec un esprit mémorieux et lucide comme celui de Gaëtan Picon, la sagesse voulut que les relations ne basculent pas brusquement du côté de "l'irréparable", des brouilles fatales ou bien de l'adieu à l'amitié qui furent fréquemment, on le sait trop bien, le lot et la souffrance de Pierre Jean Jouve.

Liberte 49 - Montréal - 1967
Le dernier article publié par Picon à propos de Jouve, daté de 1967, est une contribution confiée à
la revue canadienne Liberté pour son numéro 49 dirigé par Fernand Ouellette.

Gaëtan Picon et Pierre Jean Jouve achevèrent tous deux, je le rappelais en introduction, leur existence en 1976. Le dernier article publié par Picon à propos de Jouve, daté de 1967, est une contribution confiée à la revue canadienne Liberté pour son numéro 49 dirigé par Fernand Ouellette. Après quoi, sans qu'on puisse en avoir de preuve directe, la distance s'accroît, l'écart d'âge et d'époque qui séparait Jouve et Picon semble s'être creusé : on ne retrouve pas Gaëtan Picon dans le sommaire du Cahier de l'Herne de Jouve qui fut publié en 1972. A la différence d'Aragon, Caillois, Char, Mandiargues, Masson, Michaux, Paz, Ponge, Prévert et Tardieu que l'on peut pourtant considérer comme ses pairs, Pierre Jean Jouve ne semble pas avoir été sollicité parmi les auteurs qui figurent dans la collection des Sentiers de la création. Par contre, Gaëtan Picon convoqua ses proches amis Yves Bonnefoy et Jean Starobinski qui publièrent dans cette collection L'Arrière-Pays et Le Portrait de l'artiste en saltimbanque. Pierre Jean Jouve continuait d'être un auteur pour "happy few", la roue du siècle tournait, les cartes se redistribuaient autrement : les grands paradigmes et puis aussi les chemins de traverse de la littérature se modifiaient inexorablement. Pour d'autres volumes de Skira, Picon avait pour objectif, comme l'indique Yves Bonnefoy, d'oeuvrer et d'organiser les choses pour que puisse prévaloir "une exigence de qualité qui faisait oublier les a priori idéologiques" (7) : Gaëtan Picon sut pressentir et convaincre pour sa collection quelques-uns des meilleurs auteurs de cette époque, Pierre Alechinsky, Françis Bacon, Roland Barthes, Michel Butor, Jean Dubuffet, Claude Lévi-Strauss et Claude Simon, des esprits qui pour l'essentiel, ne partageaient pas véritablement les convictions de Jouve.

Gaëtan Picon fut certainement très ému et fortement attristé lorsqu'il apprit le 8 janvier 1976 la nouvelle du décès de Pierre Jean Jouve. Son propre décès survint brusquement, pendant la nuit du 6 août

Gaëtan Picon fut certainement très ému et fortement attristé lorsqu'il apprit le 8 janvier 1976 la nouvelle du décès de Pierre Jean Jouve. Son propre décès survint brusquement, pendant la nuit du 6 août, alors qu'il se préparait à prendre la tête de la Villa Médicis la succession de Balthus. Les tout derniers articles qu'il ait publiés de son vivant furent consacrés à Yves Bonnefoy et Françis Bacon. "La parole survivante"  fut publié une année auparavant, en première page du quotidien Le Monde, le 7 mai 1975, il s'agissait d'un texte qui saluait la parution du recueil Dans le leurre du seuil. Quelques semaines plus tard, pendant la préparation du cahier de L'Arc consacré à Yves Bonnefoy, je recevais une courte page de Picon intitulée "S'il est aujourd'hui une poésie" : ce numéro de L'Arc fut publié en octobre 1975. Des amis m'ont rapporté que Gaëtan Picon était présent à Marseille pendant le début de l'été 1976, au moment de l'inauguration au musée Cantini de l'exposition de Françis Bacon : pour cette occasion, Gaëtan Picon avait rédigé à l'invitation de Marielle Latour la préface du catalogue marseillais.


Alain PAIRE

Notes


(1) Cf aux éditions Fata Morgana Pierre Jean Jouve entre abîmes et sommets par Gabriel Bounoure, 1989 ainsi que le volume Vergers d'exil / Gabriel Bounoure dirigé par Gérard Khoury aux éditions Geuthner, juillet 2004, avec la collaboration d'Etel Adam, Jérôme Bocquet, Briec Bounoure, Hareth Boustany, Martine Colin-Picon, Leyla Dakhli, Guy Delbès, Pierre Fournié, Jean-Michel Hirt, Gérard Khoury, Abdellatif Laäbi, Jean Lacouture, Daniel Lançon, Henry Laurens, Alain Paire, Pierre-André Picon, Salah Stétié et Lili Valet.

(2) Cf dans la revue Littérature, mars 2011, éditions Armand Colin, l'article de Stéphanie Cudré-Mauroux à propos de Jouve et Starobinski.

(3) Actes du colloque Gaëtan Picon, coédition Imec / La Maison d'à côté, contributions d'Etel Adam, Emile Biasini, Yves Bonnefoy, Pierre Boulez, Agnès Callu, Arnaldo Caveyra, Elias Cambra, Serge Canadas, Marie-Anne Charbonnier, Jacqueline Chénieux-Gendron, Leonardo Cremonini, Hubert Damisch, Florence Delay, Albert Dichy, Julien Gracq, Jean Lacouture, François Lallier, Françis Marmande, Raymond Mason, Cella Minart, Alfred Pacquement, Alain Paire, Martine Colin-Picon, Pierre-André Picon, Jean-Yves Pouilloux, François Rouan, Catherine de Seynes-Bazaine, Philippe Sollers, Jean Starobinski, Philippe Urfalino, Yves Vadé, Germain Viatte et Michel Zink.

Cf aussi L'Oeil double de Gaëtan Picon, catalogue et exposition du Centre Georges Pompidou, 1979 ainsi que Gaëtan Picon, De l'aventure littéraire à l'action culturelle, éditions Les Indes savantes, 2007.

(4) Dans Verger d'exil / Gabriel Bounoure, l'article de Martine Colin-Picon et Pierre-André Picon donne lecture d'échanges de courrier entre Gaëtan Picon et Gabriel Bounoure. Cf par exemple cet extrait, page 271, lettre de Bounoure datée de novembre 1958 où se trouve évoqué "Vivre en poésie", l'article de Picon qui parut au Mercure de France à propos de Marelles sur le parvis : "La veille du jour où  Le Mercure m'est arrivé, je recevais une lettre enthousiaste de Jouve : il venait de lire votre admirable article et s'en déclarait enthousiasmé". 

(5) Cf René Bertelé, écrits et éditions (1908-1973) par Maurice Imbert.

(6) Cf Gaëtan Picon directeur du Mercure de France, mai 1963- juillet 1965, article d'A. Paire dans  "D'un art à l'autre, l'oeil double de Gaëtan Picon" coédition de Imec / La Maison d'à côté.

(7) La chronologie du volume de La Pléiade composé par Raymond Bellour indique qu'en décembre 1965, suite au refus de Michaux, Gaëtan Picon se rendit à son domicile, afin de rédiger un communiqué de presse sans ambiguïté : "Henri Michaux qui s'est fait une régle de refuser tout prix, quel qu'il soit, ayant décliné celui qui venait de lui être donné, le Grand Prix national des Lettres ne sera pas attribué en 1965". La biographie d'Henri Michaux par Jean-Pierre Martin (page 607, éd. Gallimard, 2003) complète le récit de cet épisode. Le biographe redit à quel point "André Malraux était navré. Après être intervenu personnellement, Gaëtan Picon, très contrarié, écrivit en désespoir de cause à Jacques Brosse, lui expliquant que ce geste apparaissait comme une offense au jury, à lui-même et au gouvernement, lui demandant de la part du ministre de s'entremettre ..." Jacques Brosse rapportait ainsi les propos de Michaux. "Ah, c'est bien là une idée de Malraux ! Il a voulu la gloire, il l'a ... Vous vous rendez bien compte de ce qui m'arriverait si j'acceptais ? Ils seraient fichus de me coller la Légion d'Honneur ... Pour cette fois, je vous pardonne, mais n'y revenez plus".

(8) page 651 de la post-face d'Yves Bonnefoy qui figure dans l'ouvrage d'Agnès Callu. Ce texte "Gaëtan Picon et la poésie" est également disponible dans le volume Imec / La Maison d'à côté ainsi que dans l'ouvrage La communauté des critiques, éditions des Presses Universitaires de Strasbourg, 2010.

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Sous la responsabilité de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert
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Première mise en ligne : 7 avril 2011
Dernière mise à jour : 7 avril 2011