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Lecture de Diadème

par François Lallier

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de François Lallier

Jouve après la guerre

   L’œuvre de Jouve, si elle vise l’unité, presque « sans date », n’en a pas moins des époques, même dans l’espace de la vita nuova, la nouvelle alliance, engagée en 1924-1928, et qu’il a voulue véritablement une jusqu’à sa mort. L’abandon dix ans plus tard, après quatre romans, comme après Noces et Sueur de Sang, de toute autre forme que la poésie (car à la poésie se rattachent les essais critiques, ainsi que le volume tardif de Proses) détermine une nouvelle époque : celle où Dans les années profondes et Matière Céleste font converger le récit et le poème et introduisent la fiction, sous forme d’un mythe personnel, dans la poésie, non sans impliquer très directement l’expérience de vie (et de mort) conservée par En miroir et par un texte autobiographique plus secret, plus ambigu aussi, Les beaux masques...

   La guerre, qui vient vite après ce nouveau moment, en même temps qu’elle confirme les vues développées autour de Sueur de Sang, voit Jouve retrouver une forme d’engagement collectif. Une grande part de son œuvre critique, à l’exception peut-être du Don Juan de Mozart, appartient à ce double mouvement, réciproque. Ainsi Jouve en Suisse peut-il méditer sur l’Apocalypse, et vérifier la justesse de son diagnostic. Cependant quelque chose de l’expérience très intime exprimée dans Matière céleste n’est pas définitivement accompli, et se ranime, dès la fin de la guerre, en 1948, avec Génie. Et le livre suivant, Diadème, en 1949, s’ouvre une nouvelle période, peut-être une nouvelle époque. Pierre Jean Jouve alors a soixante trois ans.

Ressaisir l’unité

   Celui qui s’est engagé dans une recherche créatrice vécue comme une épreuve dont il est le témoin presque unique, doit constater qu’elle est inaccomplie, qu’il faut donc qu’elle se poursuive, sans cesser d’être fidèle – c’est le vœu d’unité – à son projet le plus ancien, lequel pourtant a toujours besoin d’être confirmé. L’Œuvre, qui doit être la preuve a posteriori du bien fondé de ses choix, demeure inachevée, toujours à reprendre ; et parfois mise en doute, comme en témoignent les modifications, les suppressions, dans l’édition définitive qu’il a faite de sa Poésie au Mercure de France. C’est que l’inachèvement, l’imperfection, porte non sur l’étendue, mais sur le principe : cette manifestation du « verbe » par lequel doit être dépassé le « désastre pluriel », et confirmée la cohérence des trois piliers sur lesquels s’est construite la dynamique du travail depuis 1925 : la vocation spirituelle de la poésie, dans le cadre du christianisme et de sa doctrine essentielle, l’incarnation de dieu, le mystère de la trinité, la résurrection des morts ; puis son caractère de « chant », sa musicalité : car c’est la valeur musicale qui définit son apparaître, et qualifie son dire en l’opposant au néant du monde ; enfin l’expérience du désir sexuel, qui comporte une culpabilité, indissociable de la pulsion inconsciente, et par là tente de rejoindre le « ciel » de l’expérience religieuse.

   Jouve a eu l’intuition de cette  cohérence aventureuse, et l’a renforcée, par la connaissance et la pratique indirecte de la psychanalyse. La vocation spirituelle de la poésie se réalise en l’ouverture à un dieu à la fois intérieur et transcendant, qui traverse de façon troublante les formations de l’inconscient, et accompagne leur venue au jour, par la musique. La poésie de Jouve rencontre dans cette traversée, on le sait, la pulsion de mort – par ailleurs le fond de tous ses romans ou récits –,  mais également un autre obstacle, plus difficile peut-être, qui est l’écart entre la visée spirituelle et le livre où elle se réalise. La mystique, pour autant qu’elle s’intéresse à l’indicible de la transcendance, constitue pour le génie artiste une limite qu’il ne peut franchir, sinon dans un état de secret (le masque chez Baudelaire, l’intensité démonique chez Mozart), tandis qu’il reste menacé par la folie (voir les Poèmes de la folie de Hölderlin, Folie et Génie, Le Paris de Meryon) laquelle n’est rien d’autre que ce moment où la conscience artiste échoue à guider vers l’issue transcendante, à confier à l’« autre » de l’œuvre les forces et les figures qu’elle a mobilisées obscurément. De cette folie, nul doute que Jouve n’ait eu peur pour lui-même.

   Caractère irréductible de la mystique et de la folie, correspondant aux deux polarités de la visée religieuse et du « chant », pris au sens plus large de la possibilité d’une transcendance de l’art : on peut se demander quel sera le troisième « reste », correspondant cette fois à la part érotique. Sans aucun doute la relation personnelle à l’objet d’amour dans son lien destinal avec la vie, en ce qu’elle contient la mort mais ne se réduit pas à elle. Il faut ici soigneusement distinguer la mort de l’être d’avec la « pulsion de mort », sur laquelle Jouve s’est suffisamment expliqué. Ce que le poète doit prendre en compte ici est le fait que l’acte érotique comporte la possibilité de la mort de l’être aimé, sans qu’il soit possible de décider si le désir est lié à cette possibilité de la mort, ou si même obscurément il y contribue, particulièrement lorsqu’il est orienté par l’horizon de l’œuvre, son intention spirituelle ou simplement esthétique. Le « reste » est alors ce lien de la mort avec le désir de l’autre féminin : la mort comme don fait par la femme au désir qui œuvre dans l’expérience poursuivie par le poète.

   Comment ce thème, devenu central à partir de Matière Céleste (c’est-à-dire à partir du moment où Jouve cesse d’écrire des romans) est-il représenté, comme ce qui subsiste et reste à élucider, ou encore à véritablement accomplir, dans la période nouvelle de l’après-guerre, et particulièrement dans Diadème ?

Le miracle

   La première partie s’intitule Fairy, de l’une des plus obscures des Illuminations de Rimbaud, mais dans laquelle paraît le nom d’Hélène. Et c’est donc le retour, préparé par Génie (autre titre rimbaldien) à celle qui réunit l’Éros et la Poésie, comme par « miracle ». Or tout le contenu de cette partie consiste en l’expression du doute, du retour sur soi, de sorte que le titre pourrait être pris comme une antiphrase. L’entreprise même de la poésie, qui attend le miracle, est réfléchie dans son vouloir, et cette réflexion détermine un programme qui remettant en œuvre indirectement les thèmes antérieurs, laisse apparaître sous forme de remords ce que nous définissions comme « restes », irréductibles.

  Dès le premier poème, l’horizon eschatologique montre la « tendresse profonde / Egarée sur un sein pour atteindre le monde », au moment où est affirmée la volonté de franchissement du « temple sourd de la mort même ». Une « ruine ailée », tel est désigné le poème, porteur d’une contradiction qu’il ne peut résoudre à seulement la poser en programme. Seule subsiste l’injonction : « écoute », adressée à un « toi » qui est le Christ, mais aussi l’enfant, dans le besoin érotique adressé à la mère, au sein maternel qui est le monde. Le « toi » est cet « ombrage d’enfant » qui comporte aussi la femme, mettant en jeu l’appartenance aux deux sexes. L’écoute – dans la musicalité immédiatement perceptible du vers – présente un caractère incestueux (non chaste), qui conduit, dans le poème suivant, à la figure du Christ comme juge, ou « Seigneur ». Mais comme elle dérive de la relation de la mère et de l’enfant, cette figure du Christ met elle aussi en jeu l’ambiguïté sexuelle . Le corps du Christ est comme un sein dur, un « bronze », parce que son « vocable », – son nom – vient apporter la double condamnation : celle de l’ « amant irrésistible » (ou qui ne résiste pas : Jean), et de celui, Pierre, qui doute, et particulièrement que s’accomplisse l’«impénétrable vœu des charnelles douceurs / D’être avec dieu selon dieu reconnues». Le poème où est formulé un tel voeu (p.17) se poursuit par l’appel des «(…)  miracles vivants formant les avenues / De la honte», et dresse un horizon que Jouve évoque en s’appropriant un fragment de la pièce C des Fleurs du Mal, « Je n’ai pas oublié, voisine de la ville » – pièce tout entière consacrée au souvenir de la relation amoureuse de la mère et de l’enfant, émerveillement et remords.

   Ainsi apparaît la division qui marque le processus du désir, mais aussi le processus religieux, et au fond de la poésie : division que celle-ci a pour tâche de surmonter par la musique, mais sans savoir si elle-même n’en est pas le fruit. D’où la structure paradoxale de ces poèmes, dont l’unité est toujours menacée : d’abord l’élan qui rassemble des éléments contradictoires dans une cristallisation : « la nuit était très lumineuse dans la nuit / Et la fidélité dans l’infidèle » ; puis un processus de dissociation qui revient sur les éléments épars, avec un mouvement de culpabilité, ou de dépression, à partir duquel reprend l’espoir, ou promesse, de l’unité perdue. Le troisième poème de Fairy, formule cette structure par une sorte de passage à la limite, dans lequel « résoudre la mort » revient à « réunir le ciel » selon cette violente figuration mystique : «  transpercer le désastre pluriel / Avec l’unité pure la lance l’arme », incluant dans l’acte créateur l’opposition, empruntée à Jean de La Croix, du nada et du todo, en même temps qu’est vu et accepté le point le plus obscur : cet amour incompréhensible à la fois source du « génie », qui fait l’unité, et de son « massacre » dans la division.

   C’est donc le motif de la division qui unit ces poèmes, certains parmi les plus saisissants écrits par Jouve, avec une tonalité agonique d’où ressort un courage, et une confiance encore dans l’aventure du dire, prenant en charge le temps, et la relation à l’autre dans les contradictions de l’amour et de l’Éros.

Eros et amour

   Diadème (la seconde partie, éponyme, du livre) s’attache en effet à l’unité sur le plan de l’Eros ; ce que le titre lui-même suggère : cercle, couronne – l’unité de l’œuvre lui étant au fond subordonnée. Dans Fairy, Jouve avait noté que le poème est « un mot nouvellement pour l’univers », et en fait, un être nouveau, car le langage par lui n’est plus seulement une réalité abstraite, le mot y redevient une semence originelle, et le poème cet être inclus à l’univers, avec sa propre force d’attraction ; un objet vivant, rayonnant, et pris dans le même jeu, ou « illusion », que « l’aveugle ciel », « vaste, éternel et divers »...

   Cette vivante nature du poème, qui le relie à tous les autres pour former le « diadème », vient de sa relation avec « Eros énorme et dévorant », dont la bouche sombre est le réceptacle des mots-semences qui vont y naître. Et cette bouche est le sexe d’une femme, celle-là même dont le diadème couronnera la chevelure, faisant d’elle le centre de l’unité des mots dans le poème, et des poèmes dans le livre, unité seconde, au delà de la division, et la comprenant. Qui est cette Reine ?  Moins Hélène, peut-être, celle de Dans les années profondes et de Matière céleste, que Lisbé, avec certains traits qui rappellent l’héroïne « hystérique » des Beaux Masques. D’autre part certains signifiants, discrets mais essentiels, concernent une prostituée. Plusieurs poèmes d’autre part semblent évoquer une expérience fondamentale de l’échange du masculin et du féminin (« Quand nous étions rejoints … » p. 23), éclairant par ailleurs une idée de l’orgasme comme approche de la mort exceptionnellement libre de toute violence : une révélation du temps, et en soi un acte de présence. Dans cet apaisement, Jouve laisse comprendre combien le meurtre est non la cause de la culpabilité, mais sa conséquence, en ce que la culpabilité a pu apparaître nécessaire à l’amour, quand il se veut amour de dieu (voir p. 22 : «Bonheur charnel des jours, illusion de gloire… » ).

Nada

   Mais l’indication la plus forte est donnée par le poème Nada (p. 38). Ce « nada » est évidemment celui de Jean de la Croix. Mais dès le second vers Jouve introduit un emprunt à Nerval, la « rose au cœur violet » du sonnet «Artémis »  (commenté, de façon assez rapide, dans Apologie du poète,  en 1947), pour désigner ce « rien », d’ailleurs féminin en espagnol. Un autre poème un peu plus loin, prendra pour titre «La sainte de l’abîme» , et fait donc de celle-ci la clé emblématique de Nada. La « sainte de l’abîme » n’est-elle pas celle qui conjuguerait, comme le veut Jouve en sa poésie, ces deux formes de la vocalité amoureuse, « les soupirs de la sainte et les cris de la fée », qu’évoque le dernier vers d’un autre sonnet des Chimères ? Le rien, au « cœur violet » de la fleur est  comme un sein vide, qui s’oppose à la plénitude du sein maternel. Cette fleur vide, « tranchée à mort » (ayant fait objet de l’acte de violence qu’il faut problématiser et conjurer), n’est-elle pas aussi le lieu de naissance des mots, analogue au sexe de la femme (et associée, mais dans un renversement, au sein maternel) ? L’objet d’amour s’y présente, mais comme absent, attirant tout le désir en se dérobant à lui, et ainsi en le manifestant comme désir pur, sans objet. Le désir impossible à satisfaire se réalise alors comme pur amour, et c’est à Dieu, au Dieu christique de la Trinité, que s’adresse alors le poème, après s’être adressé à la rose mystique et érotique empruntée à Nerval. Dieu comme celui qui n’est pas, et rayonne de cette non-existence, et par elle, en tant qu’elle est la rose vide du désir, offre le seul objet parfait, se dérobant à sa fin, sans faire de lui une fin.

   La rose du rien ouvre le chemin de l’amour. Mais l’annulation dans le «nada» («Aimer que Tu ne sois : à tout rayon senti / Nul ! ») relance aussi la question de « notre vouloir à tuer les aimés », « meurtre » du Christ et de la femme. D’où l’acte subjectif, dans la dernière strophe, qui tente de porter l’annulation jusqu’au désir lui-même, pour sauver l’amour, désir ici représenté par une métonymique « faim », comme pour indiquer une corporéité qui ne peut être réduite simplement au langage. Le Rien érotique et christique, dans l’union tentée par la poésie (ici représentée par Nerval), se retourne ainsi contre le langage, dans une conscience orientée par l’amour. Le Sang du Christ, comme la « rose au cœur violet », semblablement demande un amour qui ne soit pas médiatisé par les mots, ou qui les annule.

   Annule-t-il le poème ? Mais en vérité si la volonté de mort rejoint l’acte du verbe au secret du poème, ce n’est pas parce qu’elle en constitue la clé ultime. Par le travail de la conscience, quand celle-ci en vient à suivre jusqu’au bout les contradictions violentes qui opposent l’énergie sexuelle et l’amour, elle se dissout en lui – selon peut-être le mouvement même de la libération de la psyché que Jouve retient de la psychanalyse – comme le dira un autre poème, à proprement parler apocalyptique, Rêve du livre (p.39) : d’un livre « mangé » « avec du feu dans les plis et les lettres… / Où réconciliés sont amour et son manque/ Et Dieu ! », « Le livre de la chair et de Dieu abolis / En leur amour…». De nouveau Jouve dégage de la pulsion le sens de cette volonté meurtrière qui se dresse comme obstacle entre Éros et l’amour. Le « sang tué » de Nada est aboli (référence mallarméenne évidente) parce qu’il reste un simple mot. Le « nada » ne peut s’affranchir de ce « décor de langage » qui se substitue dans le poème au « Vrai corps » entrevu jadis par Jouve dans sa paraphrase de l« Ave verum corpus », à la fin de Noces. Et le livre qui s’ouvrira sur « le massacre des amants par le poème », et se finira par « l’unité d’un seul don dans les cuisses de femme », n’est pas encore écrit, mais peut l’être, dans l’annulation du Rien. Celle-ci n’est-elle pas déjà préparée ?

   La prise de conscience, dans Diadème, pourrait servir de clé à une relecture des poèmes antérieurs, où Jouve apparaîtrait définitivement comme l’auteur de très grands poèmes d’amour, dans un siècle qui, au fond, n’en compte guère ; et où serait soulignée par exemple l’intensité de la réminiscence, ou mémoire, par laquelle le poème se fait l’instrument d’une résurrection du lieu et de l’instant (« N’es-tu pas à présent le charnel chant du soir » - « La sainte de l’abîme », p. 42), inséparable d’une musique. On peut en tout cas la placer  à l’origine du renouvellement de certains thèmes, dans les deux dernières parties de Diadème.

La Chine intérieure, la musique

   Un exemple de ce renouvellement est la transposition, dans le groupe de poèmes intitulé  « Ciels », de la notion du « Rien » en celle du Vide, « liée » à ce que Jouve appellera la « Chine intérieure », au moment où certaines circonstances lui donnent d’entrer en contact avec des objets et des formes de la civilisation chinoise en conjonction avec un paysage pour lui inhabituel, celui de l’arrière-pays de Nice. Dans le poème Les Oudides (p.53), le mot « messugue » semble bien une allusion discrète à la maison d’Aline Ayrisch, où Jouve séjourne à cette époque, et qui contient des collections chinoises. C’est dans ce contexte qu’a lieu également la rencontre avec l’œuvre de Segalen. À travers elle Jouve peut penser que ce vide n’est pas seulement une aporie du langage, mais aussi une présence et une expérience productrice d’objets qui sont comme des messagers, annonciateurs d’une réconciliation du Rien et de l’ Être. En des paysages nouveaux tout à fait autres que « l’alpe nue », il découvre « l’indifférence chaste / A l’anxieux revers / De moi-même », et ira jusqu’à imaginer une doctrine, aux accents rilkéens, qui voit rapatriés les morts dans « le silence des ciels verts », et y retrouve, mais cette fois sans le meurtre, « l’amour des aimés », identifiant leur présence  au chant de la « divine matière » – divine en ce que le même et le divers s’y rassemblent. Le divers, la division ( qui recouvre aussi la division intérieure), il les cristallise dans la figure du Dragon, à travers laquelle, pour représenter l’unité du « monde » et du « ciel » se forme une nouvelle version de l’idée de « matière céleste » (« La matière de Dieu ! symbole plus qu’éther » (Ciel, p. 58), où l’absence de Dieu est perçue comme une présence pleine dans le Divers « ondulatoire », où tout « fait éternel retour » :

(…)  Ondulatoire vérité
Immuable vide où s’étire le mouvement du splendide
O toi qui a pris et repris notre citadelle en été
Que serais-tu sinon son plein absent et sage et qui respire ?

« Ondulation » (p.59).  

   La dernière partie, « La main de Dieu », poursuit le motif chinois, avec les diverses « Pensées du règne » , avec « Dragon du nouveau temps » , « Dragon intérieur », ou « Kouan-Yin » (Kouan-Yin est la forme chinoise, féminisée, du boddhisattva Avalokitesvara, seigneur de la compassion : « celui qui regarde de haut », qui se retourne vers les êtres encore prisonniers de l’illusion au moment d’entrer dans l’état impassible de l’éveil), tandis que le poème Abraham y reprend en fait le motif du sacrifice de l’œuvre par son auteur. Mais il faut noter surtout qu’apparaît ici pour la première fois, en titre d’un poème (p. 70), le nom de Yanick, dernière des figures de femme à gouverner la poésie de Jouve. C’est à elle, croyons-nous, qu’il faut rapporter, dans cette dernière partie, l’extraordinaire poème Une femme parle (p. 75) dont le caractère de phénoménologie (pour ainsi dire) de l’éros féminin implique l’abandon même de ce que le poème du sacrifice de l’œuvre, Abraham, ne peut encore que désigner, visant le « réel » de l’amour, que comme « carnage » : désignant, peut-être, la castration, qui trouvera son dépassement féminin dans la perte du Nom.

   L’apparition de Yanick à la fin de Diadème engage en profondeur l’avenir de l’œuvre de Jouve. Sa figure apparaîtra centrale dans Mélodrame, particulièrement pour la partie Mort d’un Cygne. Le volume récemment proposé par Poésie/Gallimard, qui reprend un choix fait du vivant de Jouve, ne fait pas apparaître le lien entre Diadème et Ode, publié en 1950, un an après, chez le même éditeur, inhabituel pour Jouve, les Editions de Minuit.

Ode, la musique

   On y rencontre la formulation même de l’ « idée de Chine intérieure » ; et toute la dernière partie (Antistrophe I et II) est habitée par le souvenir de Yanick, en même temps que s’exprime, au-delà d’un désespéré rappel de la « valeur sanctificatrice de l’art », le besoin d’un recommencement, par le vide cette fois de la page blanche, où se construit précisément le « symbole » ou figure du Cygne. Simultanément, l’écriture de Jouve subit alors une métamorphose, qui se poursuivra dans Mélodrame, et que manifeste l’adoption du vers long, (allant jusqu’au bout du souffle, et souvent de la phrase), tout à fait opposé à l’art de rupture qui est celui, encore, de Diadème. L’influence de Saint John Perse, ici, ne peut être déniée. Je me souviens très précisément de l’inquiétude de Jouve, en 1970-71, quand écrivant sur Ode je lui soumis un texte qui marquait une distance entre sa propre pratique du « verset » et celle de Saint-John Perse, au détriment de ce dernier. Il ne voulait pas que la poésie de l’auteur d’Eloge et d’Amers soit publiquement sous-estimée, et à son propos.(). Mais à cette influence je crois pouvoir ajouter celle du Rimbaud des Illuminations, très présent dans Ode comme il est déjà présent, par Fairy, dans Diadème. J’émets l’hypothèse que le choix du verset correspond à un certain abandon du thème de la mort violente (et de la culpabilité qui s’y attache). On a déjà noté que, dans les poèmes antérieurs, le rythme le plus général est marqué par deux mouvements, l’un d’élaboration et de cristallisation, l’autre de décomposition. Ce double mouvement n’est-il pas lié aux thèmes qu’on peut rattacher à la violence castratrice ? Il est naturel que celle-ci s’estompant le vers change. Mais c’est aussi qu’apparaît un nouveau rapport à la musique.

   Sujet immense, pour lequel on ne peut indiquer ici que des repères. On pourra se rapporter d’autre part au beau livre de Michèle Finck, Poésie moderne et musique, «Vorrei e non vorrei», Essai de poétique du son, Honoré Champion, 2004. Une  allusion, dans le poème Kouan-Yin, à la « douleur de terre », peut faire penser à la «Chanson à boire de la douleur la terre », dans le Chant de la terre de Gustav Mahler, source directe d’inspiration comme en témoignera un poème de Moires. Mais on peut aussi constater qu’en ce début d’une nouvelle époque, Berg a remplacé Mozart. Ainsi Mélodrame, qui contient un Tombeau de Berg, s’attache successivement à la Suite Lyrique (dont un passage est cité en exergue sous forme de la partition, comme le sera l’« Ewig » du Chant de la Terre), au Concerto à la mémoire d’un ange, et à Wozzeck. Moires, enfin, consacrera une suite de poèmes à Lulu. L’Isis (« Inventions, I, Isis », dans Mélodrame, p. 169) qui aura succédé à Hélène comme figure mythique, et vivant symbole, c’est la musique. « La plus grande vertu s’attache à la musique… » dit l’un des derniers poèmes que Jouve ait publiés, en 1966 (à la fin de Moires), et cette vertu est de préserver par « idées enjouées tragiques d’invention » une « puissance d’être », « absolue et sans objet », qui traverse de sa transparence la mort et le « meurtre sur scène ». Ne peut-on dire que cette vertu, par le travail de Jouve en sa dernière époque, aura été communiquée à la poésie ?

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Toutes les citations font référence au volume Diadème, suivi de Mélodrame. Poésie/Gallimard, republié en 2006
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Ce texte ©  François Lallier

Dernière mise à jour : 21 février 2009