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Pierre Jean Jouve

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Dorothée Catoen

2010 

Pierre Jean Jouve :
l'écrivain et le croyant



Un usage personnel de la création

Parce qu'il faisait un usage essentiellement personnel de la création littéraire, elle-même mise au service d'une quête individuelle, Pierre Jean Jouve est et demeure un auteur singulier, parfois rejeté, souvent incompris. L'impossibilité de le classer, de façon catégorique, aux côtés de ses contemporains témoigne de sa particularité, mais aussi, pour les mêmes raisons, de l'intérêt que nous devons lui porter. C'est précisément cette spécificité qui m'a poussée à m'intéresser, il y a cinq ans, à ce romancier-poète. Vivant à Arras, dans la « vieille ville espagnole » que l'auteur a tant détestée, je souhaitais partir sur les traces de l'homme, avant (et afin) de découvrir l'écrivain. Espoir vain, puisque homme et écrivain sont inextricablement liés : le mouvement qui va de l'un à l'autre, dans l'écriture, est incessant, devenant même un leitmotiv. Mais plus encore que la cité ou l'homme, peut-être est-ce le croyant (et le lecteur de la Bible) qu'il faut questionner pour comprendre l'écrivain. Cette interrogation nécessite un retour aux textes, et, plus spécifiquement, au cycle romanesque, qui se dessine comme une quête individuelle, artistique et religieuse, entièrement tournée vers la figure de l'auteur.

Un retour aux sources

Il est intéressant de constater qu'une personnalisation est appliquée à l'écriture, touchant cette dernière à plusieurs niveaux, et ayant toujours pour source première les écrits bibliques. En effet, afin de comprendre le principe essentiel et la nature profonde de celle-ci, Pierre Jean Jouve semble être revenu aux racines mêmes de cette religion, c'est-à-dire à l'élément qui en est la source et qui la perpétue depuis des siècles. Dès lors, quel écrit mieux que la Bible demeure susceptible de revêtir ce rôle ? L'utilisation manifeste des écrits sacrés dans les discours littéraires, qu'ils soient romanesques ou poétiques, recouvre un double aspect qui ne semble pas avoir échappé à l'écrivain. En effet, la Bible se présente avant tout comme un désir de retour à une croyance qui, si elle est fortement ancrée dans la culture occidentale, n'en demande pas moins une méditation individuelle toujours renouvelée et, surtout, passant inéluctablement par la médiation de la Parole divine. De plus, le texte biblique marque l'émergence de l'écriture comme chant sacré, sorte de prières tournées vers les sphères transcendantales. Ainsi la Bible semble-t-elle concrétiser ce lien stipulé par l'étymologie même du terme « religion » : elle établit une relation pérenne entre l'entité divine et la communauté des croyants. L'utilisation d'un tel texte ne peut rester sans conséquence sur les discours jouviens : elle leur confère une toute autre portée que celle traditionnellement assignée aux oeuvres littéraires. Si cette idée fut largement exploitée par Sylvie Gazagne dans sa thèse de doctorat, cette dernière se concentrait uniquement sur la poésie jouvienne (et plus spécifiquement sur le recueil Noces). Or, les discours romanesques semblent eux aussi instaurer un lien singulier au texte biblique, lien qui se constitue et surtout se perpétue par la médiation de la transtextualité. Dans quelle mesure ce procédé volontairement appliqué a-t-il des retentissements sur le discours romanesque ? Apparaît-il sous différentes formes dans le récit jouvien ? Si la transtextualité implique une dimension de relecture, elle semble également, dans le cas de Pierre Jean Jouve, revêtir un rôle de réécriture. Dès lors, comment ces deux notions apparaissent-elles aux fondements même du parcours spirituel et artistique engagé par l'auteur à travers l'écriture du cycle allant de Paulina 1880 à La Scène capitale ? Quels sont les tenants et les aboutissants d'un projet aussi ambitieux ?

Enjeu sprituel et quête personnelle

Sous leur apparente disparité, ces questions convergent toutes vers un point culminant, qui constituera le fil conducteur de cet article : montrer les enjeux littéraires et, surtout, spirituels de la transtextualité biblique telle qu'elle se présente dans les discours romanesques jouviens, c'est-à-dire sous la forme d'une quête engagée par l'artiste en 1925, et poursuivie pendant 10 ans. Après avoir envisagé le concept de relecture biblique, transversal aux textes, nous aborderons l'idée de réécriture qui en découle. Une seconde partie s'attachera à l'approfondissement de ce procédé et à ses répercussions sur les différents composants génériques romanesques, plus particulièrement sur le personnage. Enfin, dans une rapide conclusion, nous nous arrêterons sur les enjeux de cette écriture transtextuelle, enjeux d'autant plus intéressants qu'ils mettent en évidence des desseins volontaires de la part de l'écrivain, mais aussi de l'homme Pierre Jean Jouve.


 

Transtextualité et discours romanesque :

de l'univers biblique au monde jouvien

Motifs et symboles : de l'imitation



La transtextualité, qui inclut un rapport entre deux entités textuelles, peut, au sein du discours romanesque, concerner divers éléments mais surtout prendre différents visages. C'est précisément le cas dans les écrits jouviens.
La Terre et l'eau

Un exemple intéressant est constitué par les motifs et symboles qui, dans les oeuvres romanesques, prennent de façon récurrente leur source dans la Bible. Ils tissent alors un lien entre les textes de l'auteur et le Livre divin, ce lien s'articulant à plusieurs niveaux. Dans un premier temps, est rendue perceptible la notion d'imitation qui, dans la structuration même du monde romanesque, dévoile la volonté de l'auteur de placer son oeuvre sous le sceau du christianisme. Sont concernés ici ce que nous nommons communément les quatre éléments, à savoir le feu, l'air, l'eau et la terre. Conformément aux écrits bibliques, cette dernière apparaît avant tout comme la materia prima, dont l'homme provient et à laquelle il retournera (Genèse, 2,7 et 3,19). En témoigne cette phrase particulièrement révélatrice, extraite de Vagadu, « terre égale mort, mais terre veut dire mère, donc mère égale aussi mort » (659). Dans cette optique, la terre étant la première création divine, c'est à son contact que se ressent tout particulièrement la présence de Dieu. N'est-ce pas ce sentiment qui émane des pages de Le Monde désert, lorsque Jacques, se promenant dans la montagne, cherche à établir une forme de communication avec les éléments naturels ? Dans un ordre d'idée similaire, Léonide « croit, si son esprit lui est entièrement favorable, ressentir l'esprit de Dieu immanent » (961) dans l'environnement montagneux au milieu duquel il chemine.

Le lien d'imitation entre l'hypertexte et l'hypotexte est également observable au sujet du deuxième élément, l'air. Celui-ci est directement identifié à l' « Esprit de Dieu » dans la Genèse (1, 2) et se manifeste par le vent, dès lors érigé au rang de messager divin. Cette idée se retrouve directement exploitée dans les récits jouviens, que ce soit dans le septième chapitre de Paulina 1880, lors de la crise de Jacques après la visite chez Siemens ou encore lorsque Catherine, en plein cheminement spirituel, voit sa paupière se fermer par l'action d'un courant d'air (sur ce point, les exemples peuvent se multiplier et trouvent des occurrences dans chaque roman jouvien).

L'Eau et le feu

L'eau, troisième élément, ne déroge pas à la règle : parce qu'elle est purificatrice, les personnages s'y immergent à plusieurs reprises (P 19-20; MD 229; Vag 634). Symboliquement, elle devient noire lorsque le rite de purification se révèle impossible (P 71; Héc 691). Il n'est d'ailleurs pas anodin que trois figures masculines, à savoir Jacques, Joseph et Ernest, se donnent la mort par noyade. Cette immersion dans l'élément aquatique symbolise la recherche d'une ultime purification avant l'avènement d'une autre forme de vie. Cette quête se révèle pourtant vaine puisque l'eau se ternit, devenant le reflet des ténèbres (MD 346; « La Fiancée », SC 840; « Gribouille », SC 874).

Enfin, la présence du feu dans les récits se perçoit selon la signification ambivalente que recouvre l'élément dans le récit biblique. Il est tout d'abord bienfaisant : destructeur du mal, il permet à Catherine de se sentir plus pure après l'incendie de la Redoutensaal (Héc 555). Dans la même optique, le feu est un signe de la présence divine : cette idée explique notamment la multiplicité des bougies et des cierges dans les romans (P 140 et 204 ; « La Fiancée » 842, AP 1046). Cependant, cet élément rappelle également les flammes dévorantes de l'enfer, source de douleurs et symbole de châtiment ultime pour les pécheurs. C'est en ce sens qu'il faut percevoir les différentes occurrences du motif dans Aventure de Catherine Crachat (Héc 421 et 435, 421, Vag 682). Comme pour les autres que sont la terre, l'eau et l'air, le feu apparaît donc, au sein du discours romanesque jouvien, dans son acception biblique. Bien plus, l'auteur imite le Livre tout en intégrant pleinement les motifs à son récit et en conservant la signification qu'ils prennent dans les écrits sacrés. L'ensemble devient progressivement significatif d'une conception cosmologique de l'univers jouvien.

C'est dans ce même ordre d'idée que s'inscrit l'utilisation du bestiaire dans les oeuvres. La portée symbolique des animaux qui apparaissent au détour des romans est mimétique, une fois encore, de celle que leur confère la Bible. Ainsi, le serpent est porteur de la jettatura (P 27), les rats et souris sont responsables de maux divers (Vag 658) et les mouches incarnent des présages négatifs (MD 243 ; La Vic 942 ; « La Fiancée » 842). Dans cet ordre d'idées s'inscrit l'oiseau : il se fait l'intermédiaire entre le monde terrestre et le ciel. En témoigne le volatile entendu à deux reprises par Noémi après le décès de ses parents (Vag 665). Enfin, la conception du chevreau comme animal de sacrifice apparaît très clairement dans Paulina 1880 (21), où le meurtre de la bête préfigure celui de Michèle. Il résulte de cette étude très succincte un constat évident : Pierre Jean Jouve semble s'être placé sous le sceau de la Bible afin de structurer son univers, aussi fictif soit-il. Néanmoins, davantage que la simple imitation, c'est bien une réadaptation de certaines symboliques bibliques qui est mise en valeur à travers le discours romanesque.

La ré-adaptation



Après une appropriation préalable, Pierre Jean Jouve adapte certains éléments à ses récits, leur prêtant par ce biais une signification quelque peu différente de celle qu'ils avaient originellement dans le texte sacré. En témoigne sur ce point le motif du désert, que l'auteur intègre à son système métaphorique : dans la Bible, cet espace, concret, est le domaine des esprits mauvais et d'une faune qui tient d'eux (nous pensons notamment à Lilith et à Asmodée) mais c'est également un lieu de recueillement et de solitude, où l'isolement relatif incite à la méditation. Pierre Jean Jouve, qui utilise le terme dans un sens abstrait, ne retient que l'aspect péjoratif du motif, à savoir la solitude, l'exclusion de la part des autres, la désolation désespérante (Vic 897; MD 257).
L'adaptation appliquée aux récits

Cette idée d'appropriation-adaptation est également visible en ce qui concerne les cheveux : porteurs de toute la sensualité féminine, ils contiennent une sorte d'aura magique et magnétique, comme en témoigne la Chevelure d'Hélène. Comment dès lors ne pas penser à Samson, dont la force était contenue dans les cheveux ? De plus, dans les écrits principalement évangéliques, l’œil est « la lampe du corps » (Evangile selon saint Matthieu, 6, 22-23) : Pierre Jean Jouve retourne cette signification pour en faire le miroir de l'âme, qui traduit un manque ou une défaillance de la religiosité (P 44; Vag 637).

Enfin, un dernier motif révélateur d'une réappropriation par l'auteur est la porte. Si Pierre Jean Jouve l'utilise dans son sens biblique, c'est-à-dire comme un passage vers la foi tel que l'énonçait la métaphore biblique de la porte étroite (Evangile selon saint Matthieu, 7, 13-14, directement reprises MD 345; P 149), elle devient, de façon plus large, le signe d'un passage vers un autre espace fondamental, que celui-ci soit celui de la mort (dans une optique abstraite) ou celui de l'amour charnel. Dans ce dernier cas, le passage de la porte symbolise le plus souvent l'entrée dans un lieu privé et entièrement dédié aux femmes (l'insistance rhétorique sur l'objet « porte », cité 11 fois dans le chapitre 23 de Paulina 1880, témoigne de cette idée). La foi se mue alors en amour, et la figure divine se découvre sous les traits d'une femme. De la simple reprise, qui connote une forme d'imitation, à la transformation par l'adaptation à la situation narrative spécifiquement jouvienne, la perception des motifs dans le discours romanesque de Pierre Jean Jouve témoigne d'un lien avec la Bible, mais à des niveaux différents.

De la symbolisation biblique à la symbolisation jouvienne

En ce qui concerne les symboles, il est intéressant de remarquer qu'en plus d'une reprise puis d'une transformation, il y a une véritable progression dans la signification, cette progression prenant ses racines dans un désir de personnalisation. Ainsi la croix demeure-t-elle attachée à la mort et à la souffrance (celle du Christ comme celle des personnages) mais elle devient également le signe d'un principe communautariste spécifiquement lié aux membres de la Visitation. Sous sa forme dessinée, telle qu'elle apparaît dans Paulina 1880, elle symbolise l'appartenance de la jeune femme à une communauté qui n'est pas celle des chrétiens en général, mais uniquement celle des visitandines. Dès lors, le dessin devient un signe spécifique à destination du lecteur, la croix se muant en principe d'identification. C'est dans une optique similaire que s'inscrit la rose rouge : d'un symbole de souffrance et d'amour céleste (de façon conforme aux écrits bibliques), elle devient un signe d'union charnelle dans les discours romanesques (nous pensons aux roses de la baronne Hohenstein, à la théâtralisation de la séduction par Noémi ou encore à la fleur que Léonide frotte sur son sexe). Ce passage d'une symbolique chrétienne à une interprétation qui se veut plus personnelle, inhérente à l’œuvre de Pierre Jean Jouve, témoigne du principe de réécriture contenu dans la notion d'hypertextualité Il y a réappropriation du symbole initial, puis une transformation (voire parfois une transgression) de ce dernier par l'auteur.

Cette étude succincte aboutit à un constat indéniable : l'influence de la Bible sur la création du monde romanesque jouvien met en valeur différents niveaux d'appropriation (qui vont de l'imitation à la réadaptation complète puis à la modification du sens) de l'hypotexte sacré par l'auteur. De l'hypertextualité, nous passons cependant à l'intertextualité si nous étudions plus spécifiquement la présence des écrits bibliques au sein des discours romanesques, c'est-à-dire plus seulement en ce qui concerne le fond mais également au sujet de la forme. Ainsi, pouvons-nous constater que le lien entre Bible et création littéraire ne se joue pas uniquement dans les choix thématiques de l'auteur mais engage plus spécifiquement le processus d'écriture lui-même.

La Bible dans l'écriture ou l'intertextualité au service de ressorts narrratifs



Pierre Jean Jouve utilise des procédés citationnels qui incluent au moins deux niveaux de compréhension (parfois davantage), ceux-ci découlant directement de la décontextualisation opérée par l'écrivain. C'est notamment le cas avec la reprise directe, explicite et littérale d'un passage des Nombres (5, 21-22) dans « la Fiancée » (835) : l'association entre le passage biblique et la faute effective du personnage paraît quelque peu disproportionnée. En d'autres termes, la décontextualisation permet d'exposer la (trop) grande vertu de Marie et le poids, oppressant, de sa conscience qui la relègue au rang de pécheresse, l'ensemble orientant la sympathie et les sentiments du lecteur à l'égard du protagoniste. Le meurtre qui s'ensuit n'en paraît que plus infâme et injuste. Le procédé citationnel est donc mis au service d'un objectif d'ordre narratif : celui d'orienter la réception générale de ce court texte qui ouvre La Scène capitale.
Des procédés citationnels à la mise en abyme

La compréhension passe de deux à trois niveaux dans La Victime : les pages 950 et 951 semblent reprendre directement des versets évangéliques (la source est d'ailleurs explicitée par l'auteur). Or, ces deux pages sont en réalité une reprise littérale des Mémoires de Luther écrits par lui-même selon la traduction de Jules Michelet : un procédé de mise en abyme est donc appliqué. La double recontextualisation des citations évangéliques entraîne une modification dans la signification du message. Prenons pour exemple le passage de l'Evangile selon saint Matthieu (10, 28-30) : « Tous les cheveux sur vos têtes sont comptés, c'est pourquoi ne craignez pas ceux qui tuent le corps ». Ces quelques mots mettent en avant la toute puissance du Père. Or, le même passage, une fois recontextualisé dans le texte luthérien, souligne l'inutilité d'une peur face à une menace identifiée sous les traits du Diable. Dans le récit jouvien, cette crainte est directement reliée au cas spécifique de Dorothée. Les trois autres citations mettent en valeur le même schéma. Le triple niveau de compréhension se perçoit donc comme une conséquence immédiate d'un procédé citationnel utilisé sous forme de mise en abyme. L'idée est similaire en ce qui concerne les nombreuses citations, voire les « impli-citations » (le terme est de Bernard Magné) qui se font néanmoins plus rares : il s'agit pour Pierre Jean Jouve de reprendre le texte biblique et d'en proposer une relecture, parfois même une réécriture. De ce dessein découlent différents niveaux de compréhension. En jouant sur et avec la notion d'intertextualité, l'écrivain inclut une relation spécifique au lecteur, fondée sur une forme de connivence. C'est encore dans cette optique que l'auteur se sert de la Bible pour créer des ellipses (MD 337; Héc 470). En plus d'une dimension de réécriture, Pierre Jean Jouve renforce par ce biais la cohésion avec le destinataire de l’œuvre, notamment en soulignant le partage d'un fond culturel. Ce dernier se retrouve également dans les nombreuses références qui structurent les récits. 

En amont et en aval de la création

Qu'elle apparaisse sous la forme d'une intertextualité ou d'une hypertextualité, il semble donc que la transtextualité avec les écrits bibliques prend toute son importance au sein des discours romanesques jouviens. Le véritable intérêt de ce procédé tient à l'idée d'un acte de relecture conjoint à un acte de réécriture : en résulte la possibilité de plusieurs niveaux de compréhension, qui prennent leur signification sur un plan narratif, mais permettent également d'instaurer une connivence avec le lecteur. L'utilisation de la Bible semble donc revêtir une réelle importance en ce qui concerne la réception de l’œuvre, mais c'est apparemment également le cas en ce qui concerne la conception : les écrits bibliques se retrouvent en effet en amont comme en aval de la démarche d'écriture jouvienne.


De la vraisemblance à la transcendance : une écriture en mouvement

Le genre romanesque

L'ensemble des éléments génériques propres au roman semble, sous la plume de Pierre Jean Jouve, structuré par une relation directe à la Bible. Cette dernière apparaît comme un des appuis les plus fondamentaux de l'auteur puisque l'élaboration même du discours romanesque y prend ses racines. Il en découle un mouvement vertical qui mène le lecteur de façon très subtile de la vraisemblance à la transcendance.

La structuration des éléments spatio-temporels


« Un fort désir de réel »

La vraisemblance, inhérente car constitutive du roman, ne semble pas faire défaut aux oeuvres romanesques jouviennes. C'est d'ailleurs cette notion qui se trouve aux fondements des motivations de l'auteur lorsque celui-ci décide de se tourner vers ce genre spécifique. En effet, dans En Miroir, l'auteur affirme s'être attelé au roman pour satisfaire un « fort désir de réel » qu'il ne pouvait assouvir dans la poésie (1083). Les différents subterfuges utilisés par l'auteur pour faire croire en la véracité de ses propos abondent d'ailleurs en ce sens (le journal de la Visitation dans Paulina 1880 ou le chapitre 44 de Le Monde désert). Il ne s'agit pourtant pas d'imiter la réalité, mais de créer un « nouveau réel » (L'expression est de Muriel Pic) qui s'élève jusqu'au surnaturel puis jusqu'au transcendant, et qui prend le nom de « sur-réalité » selon l'auteur lui-même (cité par René Micha). N'est-ce pas également le mouvement opéré par la Bible, où la réalité se mêle au divin?

La vraisemblance, constitutive du roman
C'est ainsi que les espaces témoignent d'une volonté de sacralisation. L'onomastique, tout d'abord, semble particulièrement intéressante, puisqu'elle est très souvent en lien avec les écrits bibliques, d'une part, et avec la fonction narrative du lieu, d'autre part. En témoigne la rue Jacob : c'est là que Catherine naît à sa religion personnelle dans laquelle l'être supérieur à ses yeux, Pierre Indemini, se substitue à l'entité divine. Or, Jacob est un personnage biblique resté célèbre pour avoir lutté contre Dieu et avoir contribué à l'émergence de la religion monothéiste qu'est le judaïsme. Le parallèle, ici, semble relativement clair. Ce dernier est d'ailleurs explicitement renforcé par la reprise de la « Lutte avec l'Ange » dans Vagadu. Dans une optique similaire, le pied-à-terre de Fanny se situe dans la Mariahilfstrasse : au vu des actes charnels qui s'y déroulent, l'aide de la Vierge y serait la bienvenue.
Des espaces sacralisés

De façon complémentaire à l'onomastique révélatrice, il est intéressant de se pencher sur la fonction donnée à certains espaces, cette fonction s'ancrant toujours dans un rapport d'analogie avec les écrits sacrés. Ainsi, les lieux de spectacle tel que l'opéra, à la fin d'Hécate, deviennent le cadre du Jugement Dernier (Héc 597). Cet espace est d'ailleurs à mettre en parallèle avec la Redoutensaal (Héc 541) et avec la loge dans Vagadu (628). Dans le même ordre d'idées, les chambres deviennent des avatars du monde eschatologique : en témoigne la chambre dans laquelle Dorothée se donne à Waldemar. Cet espace, intime et privilégié, devient, après avoir été le lieu des amours, celui de la mort : cette dernière n'a cependant rien de naturelle dans ce cas précis. Progressivement, un mouvement vertical s'opère et nous passons de la vraisemblance à la transcendance par la médiation de l'écriture. L'idée est la même en ce qui concerne l'espace dans lequel Pauliet trouve la mort : ce dernier se revêt d'une aura sacrée, comme le ressent Léonide en visite au château de Ponte. Cet aspect de l’œuvre jouvienne atteint son apogée avec la chambre bleue de Paulina, où règne le christianisme (en témoignent le crucifix et le globe de verre) mais également une dimension surnaturelle, conférée à l'espace dès l'incipit du roman par l'apparition de l'Ombre.

Mouvement vertical et mouvement horizontal

Si un mouvement vertical anime donc la structuration de la spatialité jouvienne, c'est bien un mouvement horizontal qui s'opère dans l'écriture lorsqu'il s'agit de lieux imprégnés de sacré, telles que les églises. Nombreuses dans les discours romanesques, ces dernières sont le plus souvent des lieux réels, qui apparaissent comme particulièrement propices au recueillement et à la prière : à l'abri des préoccupations extérieures, elles constituent un havre de paix. C'est la raison pour laquelle Catherine se rend à saint Stefan avant de quitter Vienne. C'est également pour se protéger des tentations extérieures que Paulina s'enferme dans le couvent de la Visitation. Cependant, les lieux spécifiquement religieux sont également synonymes de souffrances puisqu'ils exigent une annihilation complète de la personnalité. En d'autres termes, il est nécessaire de neutraliser son individualité pour devenir un croyant qui s'inclut dans une communauté. Dès lors, plus le lieu est petit, plus cette souffrance devient présente. Par exemple, c'est au milieu de la cellule du père Bubbo que Paulina cède pour la première fois à l'envie de tout raconter à cette figure spirituelle. Elle poursuit d'ailleurs cet aveu dans un lieu encore plus limité spatialement, à savoir dans l' « obscurité du confessionnal » (P 81). Rien d'étonnant alors au fait que sa vie se poursuive dans l'enfermement, seul moyen de canaliser les passions. Après le couvent, c'est dans une cellule de prison qu'elle doit élire domicile, puis dans une seule pièce de la villa où elle s'est retirée à la fin de sa vie. Se développe alors progressivement, au sein de l'écriture, une opposition entre les lieux extérieurs (où la pensée peut vagabonder à sa guise et où l'on se sent proche de Dieu, car la nature devient un lieu propice à la méditation et à la réflexion) et les lieux intérieurs, parfois spécifiquement religieux, toujours source de souffrances et symboles d'enfermement psychologique. Il semble donc que le mouvement vertical auparavant analysé et inhérent à l'écriture se double d'un mouvement horizontal propre au développement des personnages. Les deux se rejoignent au sein d'une spatialité très spécifique et omniprésente dans la Bible, à savoir la montagne. Celle-ci constitue un point de rencontre entre le ciel et la terre, c'est-à-dire entre le monde sensible et le monde transcendant. En d'autres termes, son élévation jusqu'au ciel stipule une proximité avec le monde divin, comme c'est le cas dans la Bible. Or, n'est-ce pas précisément cette idée qui est reprise par Pierre Jean Jouve dans l'incipit de Dans les années profondes ou lors de l'ascension de la Bella Tola par Jacques (même si le personnage substitue alors le soleil à l'entité divine) ? L'espace montagnard implique un rapprochement avec Dieu, tandis que la descente de la montagne inclut un retour au quotidien et aux souffrances humaines. Cette dichotomie entre haut et bas est d'ailleurs directement stipulée par Pierre Jean Jouve dans Vagadu (« il se dit : pourquoi pas dans un dieu ? Pour aller plus haut ? Ensuite, “il” imagine d'aller dans le diable d'un monsieur quelconque que tu n'aimes pas, pour aller plus bas », 671).

1 C'est nous qui soulignons.

De la spatialité à la temporalité

Il est cependant un lieu où tout mouvement est arrêté et où tout temps est suspendu : il s'agit du jardin, qui apparaît clairement comme une reproduction du jardin d'Eden. En effet, cet espace structure l'intrigue, plus précisément les relations amoureuses (nous pensons à Michèle et Paulina d'une part, à Luc et Baladine d'autre part, ainsi qu'au chapitre 7 de Dans les années profondes qui illustre parfaitement cette idée). Mais ce lieu revêt une signification ambivalente : il est à la fois un « hortus voluptatis » et l'endroit où s'annonce la Faute, où se concrétise une tentation qui aboutit constamment à un acte de chair. Une fois de plus, la structuration de l'espace jouvien semble prendre ses racines dans les écrits sacrés. Ainsi, le cadre de la fiction passe d'une apparence de vraisemblance à une forme de transcendance : en d'autres termes, un mouvement vertical s'articule entre un monde semble-t-il humain et un univers supérieur, parfois sacré, recréé par Pierre Jean Jouve.

Si cette idée est prépondérante au sujet de la construction de la spatialité, elle se retrouve également au niveau d'une autre composante du roman, tout aussi nécessaire à l'élaboration de ce dernier, à savoir la temporalité. En effet, la chronologie des événements relatés vise précisément à une forme d'intemporalité qui corrobore le mouvement vertical déjà présent dans la construction de l'espace. Si un grand nombre de dates apparaissent dans Paulina 1880, cette tendance s'estompe progressivement pour disparaître totalement dans le dernier récit, Dans les années profondes. Ainsi, les événements ne sont plus reliés à une réalité historique vécue mais apparaissent comme suspendus dans un non-temps, dans une sphère parallèle. En ce qui concerne plus spécifiquement la temporalité telle qu'elle est perçue par les personnages, cette dernière apparaît en analogie avec la Bible. Pierre Jean Jouve stipule en effet l'écoulement du temps par des marqueurs qui demeurent relativement imprécis : le récit progresse par la mention de divisions temporelles telles que les saisons, les jours ou les moments de la journée davantage que par des heures précises ou des dates (excepté en ce qui concerne Paulina 1880). C'est dans cette optique que les subdivisions quotidiennes (matin, midi, soir) comme l'expression de la succession des jours (le lendemain, aujourd'hui, la veille) sont des marqueurs temporels privilégiés par rapport à des noms tels que « lundi » ou « mardi ». Il n'est d'ailleurs pas anodin qu'à ce sujet, le jour précisément nommé et qui revient le plus souvent dans les récits demeure le dimanche, c'est-à-dire le “jour du Seigneur” (mentionné à dix reprises dans les oeuvres, contre sept pour le samedi) : c'est durant cette journée que se déroule les évènements les plus importants (jour d'arrivée de Catherine à Vienne, annonce du départ de Jacques à son père, jour du meurtre de Marie, etc.) Dans le même ordre d'idées s'inscrivent les mentions des fêtes religieuses, qui servent très souvent de repères temporels (le jour de Noël associé au dévoilement de Jacques à l'égard de Luc, l'Ascension qui est assombrie par la mort de Zina, le Natale qui marque l'entrée de Paulina au couvent, etc.). L'ensemble converge pour donner l'impression au lecteur d'une temporalité assez vague, non précise qui, lorsqu'elle est un tant soit peu définie, l'est en fonction d'éléments religieux.

Une temporalité ritualisée

Si les récits sont structurés sur le plan chronologique par des célébrations religieuses, le temps perçu par les personnages fait également l'objet d'une ritualisation, mais personnalisée cette fois. Les protagonistes témoignent d'une organisation du temps établie en fonction de la croyance qu'ils nourrissent, qu'elle soit religieuse ou non. Ainsi, le temps quotidien de Paulina se trouve partagé entre sa dévotion à l'égard de Dieu et son amour pour Michèle (entre les deux s'intercalent un intermède à visée professionnelle, P 104). Baladine structure son temps en fonction de sa relation avec Jacques (MD 300) : même l'organisation annuelle se définit en fonction de celui qui est un substitut à Dieu à ses yeux (MD 308). Dans une optique similaire, le quotidien de Catherine se trouve rythmé par la missive journalière de son amant (Héc 568). Les personnages jouviens semblent donc percevoir le temps en fonction d'une structuration individualisée et ritualisée selon une religion qui leur est propre.

Plus que la personnalisation d'une temporalité, certains personnages semblent même être en quête d' une forme de non-temps, qui est à percevoir comme un temps originel appartenant au monde divin. Si beaucoup le cherche, peu le trouve : seul Léonide y parvient (AP 972). Paulina, pourtant, s'en ait fait un véritable but : si elle semble atteindre son objectif sur la fin, ceci n'est qu'apparence. La jeune femme se trouve dans un système d'attente établie sur la notion de parousie chrétienne, mais de façon inversée. En effet, ce n'est pas le retour du Christ sur Terre qui est attendu par la jeune femme, mais précisément sa montée vers lui. Or, une des spécificités de la parousie est qu'elle inclut précisément l'avènement d'un nouveau temps originel (Pierre et Dorothée s'inscrivent dans une quête similaire, en vain).

Le traitement de la temporalité, comme celui de la spatialité, témoigne donc de l'impulsion de transcendance que Pierre Jean Jouve souhaite donner à son écriture : celle-ci devient une médiation entre un monde humain et un monde supérieur, aux accents sacrés, recréé par l'auteur. Cependant, ce monde doit, pour parvenir à une véritable consolidation, être corroboré, voire totalement pris en charge, par une autre composante romanesque essentielle et souvent porteuse de sens dans le récit, à savoir le personnage, en qui nous retrouvons le mouvement vertical présent dans l'élaboration des autres caractéristiques des oeuvres romanesques.


Du personnage au personnage-symbole


Bible et personnages

Les écrits bibliques semblent avoir tenu une très large place dans la construction des personnages. En témoigne, tout d'abord, une onomastique très révélatrice. Cette dernière tend à orienter la perception du lecteur. Ainsi, Jacques, comme le Jacob de l'Ancien Testament, s'inscrit constamment dans une forme de conflit : avec lui-même, avec les autres mais également dans son sentiment envers Dieu, qui oscille entre attirance et répulsion. De plus, le patriarche biblique et le personnage jouvien ont tous deux pour père un homme qui répond au prénom Isaac et qui apparaît comme un garant de la pensée religieuse. Un rapprochement semblable peut être effectué entre saint Paul et le personnage de Paulina, entre Pierre et l'apôtre du même nom, entre Simonin et Simon le mage. Dans une optique similaire, le nom des protagonistes peut parfois conditionner la fonction narrative : Mario Giuseppe, dont le nom francisé donne Marie Joseph, rassemble bien en sa seule personne le principe de création qui est celui du Nouveau Testament : il élève seul sa fille et condense les deux figures parentales. En ce qui concerne les personnages de « La Fiancée », le parallèle est d'autant plus intéressant que Marie est présentée comme une figure de perfection qui commet la Faute. Sur ce point, les exemples se multiplient et concernent autant les personnages principaux que les secondaires, autant la littérature néo-testamentaire que l'hagiographie chrétienne.


Dans un second temps, il apparaît clairement qu'un des principaux prédicats des protagonistes jouviens demeure la nécessité de croire, qu'il s'agisse d'une foi dogmatique ou non : chacun trouve en effet à combler le besoin de croyance inhérent à sa conscience. Ainsi, certains sont présentés comme se réclamant directement du dogme chrétien (Paulina, le père Bubbo, Isaac, Hélène, etc.), d'autres y parviennent après un cheminement plus ou moins long (Pierre, Luc et Catherine, d'une certaine manière), d'autres encore s'affichent dans une croyance différente, recréée et personnalisée. Dans ce cas précis, les superstitions se substituent à la foi (Baladine et Catherine au début d'Hécate), les rapports charnels à des pratiques rituels (Fanny, Pauliet), l'être aimé à une divinité (Léonide). L'ensemble converge pour donner l'idée suivante : une imprécision sur la croyance établie du personnage engendrerait un manque pour ce dernier, autant en ce qui concerne sa construction que sa réception.

Mais l'influence de la religion chrétienne en générale, de la Bible en particulier, ne s'arrête pas là au sujet des personnages. L'évolution de ces derniers est marquée par un mouvement similaire à celui qui touchait la conception de la spatialité et de la temporalité. Ainsi, les figures évoluent dans un monde vraisemblable, mais renvoient à un plan supérieur, qui est celui du transcendant. Comme tout ce qui l'entoure, le protagoniste jouvien revêt un double sens et se trouve susceptible d'une double interprétation par le biais de la symbolisation. Son cheminement évolue progressivement en quête de sainteté. Certains, pourtant, sont confrontés à des mirages : chaque protagoniste devient le support d'une tentative, avortée ou non, d'une peinture de figure sainte.

De Paulina à Jacques : d'Eve à Adam

Paulina, première héroïne romanesque, est érigée dès le début à un rang supérieur (nous pensons ici à la description des premiers chapitres) : sa psychologie est façonnée par la religion, sa perception du monde et des choses extérieures n'est guidée que par la foi. Mais telle Eve au jardin d'Eden, son orgueil parasite progressivement sa quête et entraîne un constant tiraillement chez la jeune femme. A la différence pourtant de son ancêtre biblique, Paulina ne voit pas sa faute se transformer en felix culpa et demeure stopper dans son élan vers la sainteté. Mais comme il y a, aux sources de la Création, la figure d'Eve, il y a, aux sources de la création jouvienne, la figure de Paulina. La seconde tentative de Pierre Jean Jouve s'incarne sous les traits de Jacques, qui est à percevoir comme le reflet d'Adam. Il n'est pas anodin que « dans Le Monde désert on trouve la transposition protestante et homosexuelle du drame catholique et féminin de Paulina » selon Ramon Fernandez. Dès les premiers chapitres, Jacques est présenté comme « le nouvel homme de la nouvelle vie »(237), éprouvant le « sentiment des premiers hommes » (238), et recréant la nomination originelle des êtres vivants (240). Très vite, il détourne son attention de Dieu au profit d'éléments extérieurs (le soleil) et doit lutter contre la tentation charnelle qui le tiraille, cette dernière étant à la source même de son exclusion, puis de son suicide. L'évolution de Jacques semble donc être une progression vers l'échec, malgré une réelle aspiration au salut. Le mouvement vertical propre à l'écriture jouvienne prend ici une direction descendante : d'une figure adamique, nous arrivons à un protagoniste qui tente de se racheter mais qui finit par connaître malgré tout la damnation. Là encore, la tentative avorte. C'est alors au tour de Catherine, dans Hécate puis Vagadu, d'esquisser le mouvement vertical caractéristique des personnages jouviens. Elle reprend le flambeau des autres protagonistes, celui de l'aspiration à la sainteté, pour cependant mieux le dépasser, puisque c'est à la figure christique que s'assimile le personnage (et ce, malgré le manque de religion apparent de la jeune femme). Si une réécriture de la faute originelle apparaît clairement dans Hécate (429) puis dans Vagadu (771), c'est précisément pour mettre davantage en valeur la réparation de cette faute. Dans le récit biblique, cette action est rendue possible par la figure christique. Dans le cas de Pierre Jean Jouve, c'est l'écriture de Vagadu qui permettra de transformer cette faute en felix culpa, comme s'il s'agissait de faire de Catherine un être entièrement saint, réunissant en sa seule personne la transgression d'Adam et le rachat christique. Ainsi pouvons-nous constater, dans Vagadu, une réécriture du récit génésique : après que Catherine a pris conscience de la nudité (771), puis de la création de la femme à partir de la côte d'Adam (777), Pierre Jean Jouve fait revivre à son personnage l'acte de création même, lors d'un passage très symbolique intitulé de façon particulièrement significative, « Il répand le souffle ». La réécriture partielle de la Genèse est cependant présentée à rebours : le premier événement devient le dernier dans le roman jouvien. Pour comprendre cette volonté d'inverser la chronologie, il est nécessaire de mettre cette réécriture en interaction avec un autre épisode biblique, lui aussi réécrit par l'auteur : les stations de Croix du Christ. Or, ces dernières sont également présentées dans une structure inversée : peut-être faut-il y percevoir le signe d'un retour de Catherine parmi le commun des mortels, c'est-à-dire selon un mouvement descendant. Se dessine alors sous les yeux du lecteur un parcours initiatique, presque entièrement illustré dans l'ultime partie de Vagadu (« Comment on lutte avec l'ange ») et qui, de façon sous-jacente, balaye l'histoire chrétienne allant de la Création au rachat des péchés par le Christ. Il résulte de ce constat l'idée suivante : grâce à l'avènement de sa vie sur terre, Catherine commence à vivre, libérée de ses vieux démons et ouverte à la spiritualité. Le salut que la belle connaît à la fin de Vagadu est à percevoir comme le signe annonciateur d'une montée prochaine en toute quiétude vers la mort : elle a donc réussi là où les deux protagonistes jouviens précédents ont échoué, puisqu'elle est en paix avec Dieu, avec elle-même mais aussi et surtout avec les autres.

Luc, Noémi et les autres

Mais l'organisation du monde jouvien ne se réduit pas à la simple peinture de quêtes de sainteté. En effet, aux côtés des figures principales émergent des protagonistes qui semblent emprunter un chemin opposé à celui de la sainteté. Le parcours initiatique sur lequel se sont engagés ces derniers ne conduit plus alors à Dieu mais s'apparente davantage à une voie de perdition. Le mouvement vertical ne s'effectue plus, dès lors, selon une tendance élévatrice, mais bien plutôt dans le sens contraire. Les figures jouviennes s'enfoncent alors dans les profondeurs. Il n'est pas anodin que ceux qui s'illustrent dans cette problématique soient également ceux pour qui la sexualité revêt une importance prépondérante et qui apparaissent le plus souvent comme une projection de la part négative du personnage principal. Cette idée concerne tout d'abord Luc Pascal, qui ne cesse de tendre vers les forces démoniaques. Sa concupiscence, son mystérieux magnétisme (qui atteint parfois une forme de vampirisme) ainsi que son orgueil sont autant d'éléments qui se développent au cours des récits et qui finissent par apparaître comme les traits caractéristiques du personnage. Sa tendance diabolique est d'ailleurs à plusieurs reprises soulignée dans Vagadu (701, 705 et 759). Cependant, ce personnage témoigne d'une accession à une forme de transcendance par la médiation de la poésie : tout autre forme de salut lui est interdite. Cela implique forcément une scission de l'être, voire une annihilation de la personnalité, cette dernière ayant un versant trop prononcé vers le mal. Luc Pascal demeure un personnage aux antipodes de Paulina, de Jacques et, surtout, de Catherine : il fait ainsi figure d'antéchrist. Il n'est pourtant pas le seul en qui le lecteur peut trouver un penchant diabolique. En effet, Fanny Felicitas, qui porte bien mal son nom, détient un pouvoir de vampirisation qui ne fait aucun doute et rassemble en sa seule personne cinq des sept péchés capitaux (l'envie, l'orgueil, la luxure, la colère et la gourmandise) : comme Luc le fera par la suite, elle tente d'entraîner Catherine dans son sillage, en vain. Enfin, une troisième figure intéressante sur ce point apparaît comme le double avéré de la baronne : il s'agit de Noémi. Certes, son développement narratif est trop restreint pour que la jeune femme soit, au même titre que la baronne ou Luc, érigée au rang d'avatar du Diable. Cependant, la relation que Catherine entretient avec Fanny est placée sous le signe de la versatilité et de l'étrangeté : l'héroïne de Vagadu s'étonne elle-même de l'avidité maléfique qui l'envahit suite à la rencontre avec la jeune orpheline (680). Il apparaît clairement que Noémi incarne une projection de Catherine, c'est-à-dire la part la plus mauvaise de la jeune femme. Mais ce monde jouvien ne saurait être complet sans la présence de personnages qui font figure d'anges et qui, prenant le contre-pied des êtres maléfiques, tendent à aider les protagonistes principaux, de façon parallèle aux écrits sacrés. C'est le cas notamment de Perpetua, au « charme séraphique » (149), de Taddeo, qui est « d'un sexe qu'on imagine en rêve » (303) et de Pierre Indemini, qui mène indirectement Catherine à Dieu. En définitive, les anges, comme les êtres démoniaques, peuplent le monde recréé au sein de l'écriture jouvienne. Assumant leurs rôles respectifs, ces êtres de papiers connaissent, au même titre que les personnages principaux engagés dans une quête de sainteté, un cheminement les faisant passer de la vraisemblance à la transcendance, puisqu'ils sont progressivement assimilés à des créatures surnaturelles.



La découverte de l'homme à travers l'écrivain ou l'effet cathartique de l'écriture


Les démonstrations construites depuis le début de cet article convergent vers un élément précis : montrer que Pierre Jean Jouve, en créant son univers fictionnel, s'est très largement inspiré des écrits sacrés, procédant ainsi à une forme de relecture puis de réécriture.
L'écriture comme moyen de découverte de soi

 Chaque composant de la narrativité se trouve animé d'un mouvement vertical allant de la vraisemblance (propriété caractéristique du roman traditionnel) à la transcendance. Plus spécifiquement, le personnage acquiert par ce biais une importance et un statut particulier : chaque figure jouvienne semble s'engager dans une quête initiatique à l'issue de laquelle elle doit aboutir à une forme de sainteté tant briguée. Dans ce contexte, les écrits bibliques, hypotexte privilégié, s'érigent en modèle puisqu'ils ne cessent de peindre des cheminements triomphants car salvateurs. Or, ce sont précisément ces derniers qui intéressent Pierre Jean Jouve, non seulement pour ses protagonistes, mais aussi, et surtout, pour lui-même. En effet, à travers le parcours romanesque qui va de Paulina 1880 à La Scène capitale, c'est bien la propre quête individuelle de l'artiste qui est engagée. Ce nouveau dessein mis à jour n'est pas sans conséquence sur l'acte d'écriture : l’œuvre narrative acquiert une nouvelle dimension, d'ordre religieux, et revêt un intérêt novateur marqué par une interaction entre l'homme et l'artiste. En d'autres termes, le roman est érigé en lieu d'expérimentation de différents cheminements spirituels et, par voie de conséquence, en moyen de découverte de soi. Cette idée prend forme et trouve un aboutissement, tout d'abord, par la médiation du personnage, qui est à percevoir comme une projection de l'auteur. Ainsi ce dernier peut-il explorer différentes voies menant potentiellement au salut divin. Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas avoir cessé l'écriture romanesque après la victorieuse quête de Catherine ? Parce qu'il semble que cette dernière ait ouvert à l'auteur une voie encore insoupçonnée quelques années auparavant : la psychanalyse. Or, en revenant à ses racines, la jeune femme a dompté ses démons et a appris à vivre aux côtés des mortels, tout en se tournant vers Dieu. Dès lors, Pierre Jean Jouve doit parcourir un chemin similaire : il lui faut se pencher sur le passé afin de comprendre l'homme et de donner libre expansion au croyant. De ce dessein, naissent peut-être Les Histoires sanglantes (exceptée « La Fiancée ») : ces dernières empruntent directement leur matière à l'enfance de Pierre Jean Jouve. De plus, nombreux sont les récits qui revêtent une dimension psychanalytique et qui révèlent, par ce biais, certains traumatismes de l'homme. L'auteur exploite alors une matière sans intellectualisation préalable : la verbalisation de cette dernière permet de prendre une certaine distance, qui engendre elle-même une reconnaissance, puis une compréhension, enfin une éventuelle évacuation. Sur ce point, « Gribouille » demeure l'exemple le plus probant : le procédé de projection sur le personnage est annihilé au profit de celui d'identification. Nous y retrouvons la culpabilité et la duplicité de l'homme de lettres.

Mais si Pierre Jean Jouve parvient à exhumer ses traumatismes à travers cette démarche littéraire, il en est un qui parcourt l'ensemble de l'oeuvre et qui n'est, semble-t-il, exorcisé qu'avec les trois plus longs récits de La Scène capitale : il s'agit de la tentation de l'Eros, qui demeure le principal obstacle d'une vie qui pourrait se tourner entièrement vers la spiritualité. Or, dans « La Fiancée » autant que dans La Victime ou Dans les années profondes, l'image de la femme est celle d'une incarnation de l'appel de la chair. La seule issue est de tuer la femme, c'est-à-dire d'en faire une victime sacrificielle, afin d'accéder à l'Agapé, l'amour divin et inconditionnel. C'est la raison pour laquelle Léonide naît à la poésie à la fin du récit : à travers lui, c'est bien sûr Pierre Jean Jouve qu'il faut percevoir en pleine renaissance. C'est également la raison pour laquelle il faut voir en Hélène le condensé de toutes les figures jouviennes : d'une façon plus générale, Dans les années profondes apparait comme une mise en abyme complète de l'itinéraire spirituel, personnel et artistique de l'écrivain. Parce que, à l'issue du cycle romanesque, l'auteur acquiert une nouvelle forme d'innocence, il peut abandoner la médiation du personnage et se tourner pleinement vers la parole poétique qui lui permettra de s'adresser plus directement à la figure divine, se rapprochant ainsi progressivement du « rôle sanctificateur de l'art » (EM, 1161)





Auteurs cités


Sylvie Gazagne (sous la direction de François-Charles Godard), La « grammaire » du sacré : Poèmes d'Yves Bonnefoy, Cinq grandes odes de Paul Claudel, Les Noces de Pierre Jean Jouve, ou Qu'en est-il de la poésie quand les Dieux se taisent ? , Université de Toulouse-Le Mirail, 2001.

Bernard Magné, Pérecollage 1981-1988, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail Toulouse, coll. « Les Cahiers de Littérature », 1989, p.74.

Muriel Pic, Le Désir monstre : poétique de Pierre Jean Jouve, Paris, Le Félin-Kiron, coll. « Les marches du temps », 2006, p.187.

René Micha, « Sur les romans », Nouvelle Revue Française, Paris, numéro 83, 16ème année, mars 1968, p.420.

Ramon Fernandez, « Le Monde désert », Nouvelle Revue Française, Paris, numéro 165, 1er juin 1927, p.825.

Dorothée Catoen, Les enjeux littéraire de la transtextualité dans les discours romanesques de Pierre Jean Jouve. Thèse de doctorat de l'université d'Artois, Arras, 4 décembre 2009. 


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Ce texte © Dorothée Catoen

Mises à jour : 17 septembre et 2 octobre 2010
Première mise en ligne : le 3 juillet 2010
Texte reçu le 1er juillet 2010

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