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Décembre 2008
Laure Himy-Piéri

Pierre Jean Jouve

La modernité et ses possibles

Classiques Garnier - 2014
Laure Himy-Pieri - Classiques Garnier - 2014
« Comme Gide, Breton, ou Sartre, Jouve commence à écrire au début du xxe siècle. Comme eux, il se demande comment sortir du symbolisme, et comment réagir, avec l'écriture, à la violence du monde et des guerres. L'histoire littéraire a privilégié ces modalités saillantes de réponse que sont les avant-gardes, le surréalisme, ou la figure sartienne de l'engagement. À côté de ces saillies si connues, il est pourtant d'autres possibles, tout aussi ambitieux : par sa réflexion sur ce que peuvent narration et poésie, par sa pratique de la langue au travers de la traduction, par son travail de sape du verbal par le biais du musical et du pictural, l'anti-moderne Jouve propose une « poésie armée » reposant sur des effets de discordance savamment orchestrée. »
  • Lire la (note de lecture & feuilleton) par Jean-Paul Louis-Lambert, d'abord parue (août 2015) sur le site Poezibao, puis mise en ligne sur ce site


Laure Himy-Piéri

Pierre Jean Jouve — La modernité et ses possibles

Note de Lecture par Jean-Paul Louis-Lambert

La Note de  Lecture de Jean-Paul Louis-Lambert est d'abord parue sous forme d'un feuilleton en trois épisodes au mois d'août 2015 sur le site Poezibao :

  1. (note de lecture & feuilleton) Laure Himy-Piéri, « Pierre Jean Jouve — La modernité et ses possibles », par Jean-Paul Louis-Lambert 1/3 ► Lien épisode 1

  2. (note de lecture & feuilleton) Laure Himy-Piéri, « Pierre Jean Jouve — La modernité et ses possibles », par Jean-Paul Louis-Lambert 2/3 ► Lien épisode 2

  3. (note de lecture & feuilleton) Laure Himy-Piéri, « Pierre Jean Jouve — La modernité et ses possibles », par Jean-Paul Louis-Lambert 3/3 ► Lien épisode 3

    • De la théorie à la pratique : la traduction

    • Traduction et recréation de l'innovation, Shakespeare

  • V. Peinture, Musique, Écriture

    • Traduction et expérimentation, Hölderlin

    • Écriture et musique, Monteverdi, Mozart


Couverture Couverture-Laure Himy-Pieri - Classiques Garnier - 2014
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I. Pierre Jean Jouve comme mouvement littéraire

Aujourd’hui, comment rendre compte théoriquement de la situation paradoxale de Pierre Jean Jouve, poète et romancier, musicologue et traducteur, par deux fois engagés par réaction aux catastrophes européennes ? Comme le livre de Laure Himy-Piéri résulte d'un travail profond que je ne saurais résumer dans les quelques feuillets que devrait compter cette chronique, je choisis de le commenter à partir d'un angle d'attaque personnel. Je déclare volontiers : à lui tout seul — c’est cette apparente solitude qui nous empêche de le classer —, Pierre Jean Jouve est un mouvement littéraire, contemporain (et concurrent) du Surréalisme d'André Breton, du Grand Jeu auquel participait son ami Joseph Sima, et du Collège de Sociologie de Georges Bataille. À ma liste, Laure Himi-Piéri ajoute : « et de la littérature engagée de Sartre », et un de ses lecteurs (Philippe Raymond-Thimonga) commente : « Jouve est sur le même terrain qu’eux, mais il regarde dans une direction opposée ». Je peux valider ma position à partir de considérations pragmatiques en faisant constater qu'avec Sueur de sang (1933) et La Scène capitale (1935), Jouve a fait entrer la « pulsion de mort » dans l'écriture poétique et romanesque. Il tient ainsi compte de la « seconde topique » de Freud (exposée à partir de 1920 : Au-delà du principe de plaisir), alors que le mouvement littéraire concurrent en est resté à la « première topique », celle de La Science des rêves de 1899. Cette connaissance permet à Jouve de théoriser (« Avant-propos » de Sueur de Sang) ce qu'il mettra lui-même en écriture poétique en 1938 quand il montrera dans « Les Quatre Cavaliers » (de l'Apocalypse) dans Kyrie comment la pulsion de mort permet la fusion de son mythe privé, « Lisbé » (la femme aimée, morte stigmatisée) avec la Catastrophe européenne apocalyptique (l'invasion nazie). Pour cela, il lui suffit de deux vers :

Le troisième Cheval d'extermination

Est noir, il porte la robe et le fard.

Jouve à côté de Dada et du Surréalisme

Mais là, c'est une lecture subjective qui guide le lecteur : est-il sensible (ou insensible) à cette écriture poétique, à cette percussion entre l'individuel et le collectif portée par des figures mythiques et des images, toutes propres à l'auteur ? Il faudrait objectiver cette prise de position, et je crois que c'est ce qu'a réussi Laure Himy-Piéri grâce à son recours aux outils puissants (très techniques, parfois difficiles) de la stylistique. Elle aborde une première question : pourquoi certains écrivains sont-ils valorisés ? Pourquoi d'autres sont-ils marginalisés ? Elle décrit ainsi la scène littéraire comme un champ de bataille où il y a des envahisseurs et des repoussés. Et pourtant : 

« A travers ce cas spécifique [de Jouve], tout le littéraire se trouve impliqué, sur le plan formel, mais aussi sur le plan de l'éthique : la révolution qui s'opère en Jouve aux alentours de la première guerre mondiale est comparable à celles que proposent au même moment Dada, et le Surréalisme naissant. Or il est net que, confronté aux mêmes problématiques, tous les courants littéraires ne proposent pas les mêmes solutions esthétiques ; il est net également que les positions des uns exacerbent sans doute celles des autres. Après le rejet commun, malgré une très forte allégeance initiale commune, du symbolisme, le rêve commun d'une révolution s'exprime en des formes très divergentes. Aux formes du Surréalisme, Jouve oppose explicitement la découverte de l'inconscient, dont la pratique poétique remet profondément en cause la sphère poétique ; cela engendre des déplacements génériques, une remise en question du « bien dire » poétique ; et génère des formes de provocation textuelle qui n'ont rien à envier à celles que pratiquent les Surréalistes, et qui posent très précocement la question de la validité de la littérature, de la validité de la "poésie". » 

Détourner la science freudienne pour intégrer les éléments éparpillés, du symbolisme à l'unanimisme

Jouve a été initié aux arcanes de la science freudienne tout au long de son compagnonnage (à partir de 1921) avec sa seconde épouse, Blanche Reverchon, médecin psychiatre, traductrice en 1923 des Trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud, psychanalysée elle-même par des mères/pères fondateurs de la Société Parisienne de Psychanalyse, bientôt psychanalyste elle-même. Vue par une stylisticienne, la relation de l'écriture de Jouve et de la psychanalyse, perçue comme un double outil révolutionnaire, est ainsi décrite :

« Psychanalyste, [Blanche Reverchon] a permis à Jouve de se trouver de plain-pied avec certains des débats intellectuels d'importance  de ce « premier » vingtième siècle, et le détournement des outils psychanalytiques a profit de l'élaboration d'une technique d'écriture « des profondeurs » permet à Jouve incontestablement de thématiser de façon très originale la portée des affects, en une poésie où sexe, sang et violence ne manquent pas, mais surtout de fournit les moyens théoriques et pratiques – les armes – pour se poser effectivement comme le catalyseur d'une conception du littéraire différente de la voie dominante – ou qui est construite aujourd'hui comme telle. Le discours psychanalytique et le système qu'il propose – déplacement, condensation, transfert – sont particulièrement propices à l'intégration dans un ensemble esthétique cohérent de ces éléments jusqu'alors éparpillés dans l'unanimisme, la pensée de l'art engagé, ou même le symbolisme. »

Laure Himy-Piéri pointe les motifs actifs dans l’œuvre de Jouve qui sont de « nature à dérouter » le public actuel, habitué à la « mort de Dieu » ». Ainsi les motifs christiques, ou le refus du nihilisme, se superposent à des « percées très modernes », car sont « pulvérisées la notion de maîtrise et de conscience claire de soi, infiniment éloignées du "bien-dire" » sur des sujets réputés nobles — et des romans (Le Monde désert) et des poèmes (Sueur de Sang)  de Jouve ont choqué en leur temps. Or Jouve a vécu sa propre révolution en marge des autres mouvements littéraires, et il n'a jamais exhibé un statut d’avant-gardiste, et comme  les instances qui décident — celles qui énoncent qui doit être valorisé (c’est-à-dire mis au programme des concours) ou qui doit être ignoré — ne s’intéressent qu’aux mouvements célèbres (c’est-à-dire déjà célébrés), elles l’oublient. Cependant son écriture continue à porter les traces de l’effraction qui lui a donné naissance, et elle ne vieillit pas.  Pour Laure Himy-Piéri, Jouve répond parfaitement à la définition que donne Antoine Compagnon des « anti-modernes authentiques », ceux qui ont créé une « littérature dont la résistance idéologique est inséparable de son audace littéraire. » Sa liberté a empêché Jouve de n’être moderne qu’un temps, le temps d’une mode passagère.

« C’est qu’il s’oppose aux principes mêmes qui fondent une certaine modernité, reposant sur la valorisation selon lui mal comprise du sujet compris comme intériorité, monade autonome, — et de l’écriture d’un tel sujet, comprise comme expression de cette intériorité ; ainsi les notions d’authenticité, de spontanéité, l’alignement de l’artiste sur le modèle de l’enfant ou du fou, tous ces clichés sont systématiquement rejetés dans ses écrits avec hauteur. »

Jouve, à l’écoute de son inconscient (mais refusant « l’écriture automatique »), emprunte « un chemin inconnu à l’avance. »  Pour cela, Jouve pratique un « processus de personnalisation », en adoptant, d’une part un « discours mythique » - qui renvoie en partie à des motifs classiques, c’est sa face anti-moderne - et, d’autre part, une « posture scientifique » grâce à la psychanalyse qui l’a fait accéder à la modernité. C’est cette modernité que Laure Himy-Piéri va interroger chez Jouve qui est à sa façon un « déconstructionniste » qui s’attache « par tous les moyens à défaire le langage et le poétique d’une tradition verbale, à entraîner le poétique vers d’autres rivages. »


II. L’Écriture de « Jouve avant Jouve »

Le dynamitage du Symbolisme

Jouve nous a imposé un mythe fondateur : il renie (en 1928) son œuvre d'avant 1925, c'est sa Vita nuova, une rupture absolue : il interdit toute réédition de son œuvre passée, et ses amis-commentateurs sont instamment priés de faire comme si elle n'existait pas. Cette situation perdurera jusqu'en 1972 (pour le Cahier de L'Herne), et même jusqu'en 1981 avec le Jouve de Martine Broda. Cette interdiction se fissure à partir de 1980 (René Micha au colloque de Cerisy) et explose en 1984 quand Daniel Leuwers publie son Jouve avant Jouve. La redécouverte du « jeune Jouve » est complète en 1987 quand les deux volumes de Œuvre paraissent au Mercure de France : Jean Starobinski y réédite plusieurs œuvres importantes de la première vie de l'écrivain. Les lecteurs découvrent l'oscillation du jeune Jouve entre le Symbolisme (Artificiel, 1909), le néo-classicisme (Les Muses romaines et florentines, 1910) et l'Unanimisme (La Rencontre dans le carrefour, Les Aéroplanes, 1911), puis l'importance de sa longue période pacifiste, d'abord en France (Vous êtes des hommes, 1915), puis en Suisse au sein du cercle des amis de Romain Rolland (Poème contre le grand crime, 1916 ; Danse des morts, 1917 ; Hôtel-Dieu, 1918). Aujourd'hui, la plupart des commentateurs (mais pas tous) s'accordent pour penser qu'on ne peut pas comprendre la révolution de 1925 — année de la parution des débuts du cycle de Noces, et du génial roman Paulina 1880 — si on ignore l’œuvre de jeunesse de Jouve, et en particulier ses débuts symbolistes. Car sa Vita nuova a plusieurs facettes, dont un retour au grand symbolisme, celui de Baudelaire et de ses successeurs, Rimbaud et Mallarmé. Ce n'était pas tout à fait le symbolisme vécu par le jeune Jouve qui avait découvert plusieurs de ces aînés en lisant Remy de Gourmont et son Livre des masques (1896-1898) d'où provient une citation de Lautréamont en exergue à Artificiel qui, par ailleurs, doit beaucoup aux Serres chaudes (1889) de Maeterlinck. Le symbolisme du jeune Jouve est celui des dandys de sa génération.

Il y a la question très importante de l'intertextualité. Comme tous les écrivains que je connais, Jouve n'hésite jamais à s'emparer dans ses lectures de ce qui peut servir ses desseins, qu'il le fasse de façon avouée, ou qu'il le camoufle, ou qu'il le maquille par des leurres. L'analyse (très technique) que Laure Himy-Piéri fait des poèmes d'Artificiel (qui a été réédité dans le tome I de Œuvre, 1987) lui permet de mettre en évidence que l'écriture montre une véritable réflexion sous-jacente sur l'écriture symboliste, une « mise en scène de la poésie ».

« La poésie des prédécesseurs est reprise, et analysée, dans Artificiel, à la limite du pastiche sérieux et de la parodie ; puis elle fait l'objet d'une sorte de congédiement dans des formes résolument opposées, où une énonciation inquiète et tâtonnante se laisse entendre. » 

Jouve est, donc, un virtuose, aussi bien pour imiter (car ce poète-musicien a une oreille exceptionnelle et d'incroyables dons de caméléon), que pour critiquer, et moquer : cette ironie hautaine de Jouve vis-à-vis de ses prédécesseurs est rarement perçue par ses lecteurs qui s'imaginent que Jouve est toujours un auteur sérieux : quelle erreur ! écoutez ce qu'il écrit vraiment ... et je crois que Laure Himy-Piéri a donné des arguments à cette façon de lire et d'écouter Jouve. Cela dit (comme Proust avec ses célèbres Pastiches), c'est sans doute dans ce travail d'écriture — qui mêle mimétisme proche et distance critique, critique née de ce travail imitatif même ! — que Jouve a appris l'art de l'écriture (pas que poétique), le choix des mots en fonction des jeux sur leur sonorité et de leurs connotations visuelles, et de leurs relations avec un passé que l'on revisite ou que l'on rejette ! Jouve avait horreur des clichés, comme il l'exprimera avec force quand il écrira à Paulhan (fin 1936) pour marquer ses réactions vis-à-vis des trop subtiles Fleurs de Tarbe. De ce travail d'écriture à partir du Symbolisme, Jouve s'en ressouviendra à partir de 1925 ; il retrouvera également son mélange spécifique « de la sainteté et de l'érotisme ». 

Il y a bien d'autres points que Laure Himy-Piéri aborde à l'occasion de sa lecture d'Artificiel : les relations entre poésie et musique (cet art si fondamental pour Jouve) et son « parcours sinueux entre vers métriques, verset, vers libre, prose dans le poétique », sur l'usage artiste de la typographie — je signale qu'une partie des effets typographiques est perdue dans la réédition d’Artificiel dans Œuvre, or elle était due à Linart, le maître-imprimeur de L'Abbaye de Créteil —, ainsi l'usage précoce du « blanc » que Jouve retrouvera lors de sa traduction de Poèmes de la folie de Hölderlin (1929-1930), et que reprendront les « poètes modernes » à partir de 1950. Car « c'est bien vers une nouvelle poétique que l'on se dirige, cadrée par l'ostentation – pervertie – d'une forme traditionnelle, musique à laquelle il faut faire rendre gorge » afin de lui donner une autre voix, mais quelle voix ?

En attendant la « Poésie armée »

Et après le symbolisme ? Jouve va connaître une année néo-classique liée à son voyage initiatique en Italie (1910), puis deux (guère plus) années d'unanimisme — mouvement auquel les historiens de la littérature (trop) pressés rattachent globalement toute sa jeunesse. Cela sera suivi d'une année socialiste dans les parages de Jean-Richard Bloch. Puis la lecture de deux auteurs du passé — mais très présents dans son milieux intellectuel, Walt Whitman et Léon Tolstoï — et d'un auteur très vivant, actif et célèbre, Romain Rolland, le pousse vers le pacifisme et à une activité d'écrivain militant bien éloignée du « dandysme » de ses jeunes années symbolistes. Cette période s'étendra de 1914 au début des années 20 : le Pacifisme est (et de loin !) le « mouvement » auquel Jouve a consacré le plus d'années de sa première vie. Il le reniera, certes, mais de même que le Symbolisme de sa jeunesse reviendra (reconfiguré) avec sa Vita Nuova de 1925, l'engagement politique fera retour tout au long des années trente. Cette fois-ci — comme Romain Rolland, d'ailleurs, et au grand dam des « pacifistes munichois », Giono ou Alain —, l'ancien pacifiste appellera « aux armes ! » contre « la bête de fer / hitlérienne ». La première œuvre « engagée » (pacifiste) de Jouve est peu lue et peu commentée : l'interdiction de réédition par son auteur a joué un grand rôle dans cet oubli. Laure Himy-Piéri a choisi de commenter Danse des morts qui a été réédité dans le volume II de Oeuvre en 1987.

Comme l'œuvre pacifiste du temps de la Première Guerre mondiale de Jouve est très peu commentée, il est facile de citer ceux qui en ont parlé : Daniel Leuwers, dans son Jouve avant Jouve donne un panorama qui est surtout biographique. Dans Pierre Jean Jouve – La quête intérieure (2008), Béatrice Bonhomme consacre une brève section à son « idéal pacifiste » (1914-1920). C'est en 2014 qu'un retournement commence : le centenaire du début de la guerre a encouragé un lecteur comme Jacques Darras à chercher si (comme en Angleterre) il y avait des « poètes de la première guerre mondiale ». Il a cherché et son diagnostic est net : oui, il y en a, et ils sont tous mauvais (je préfère ne citer aucun nom), sauf un : Jouve, et son Poème contre le grand crime (publié en Suisse, en 1916) est le chef-d’œuvre poétique du mouvement pacifiste en temps de guerre et il en réédite un « chant » dans Je sors enfin du Bois de la Gruerie. Jacques Darras explique que la qualité de sa poésie a une source : à travers la traduction de Léon Bazalgette, Jouve a entendu le phrasé de Walt Whitman — la sincérité de son engagement a trouvé chez le poète américain la forme qui lui convenait. Laure Himy-Piéri a une toute autre approche, et elle lit un autre texte, Danse des morts (également publié en Suisse, en 1917) : dans l'écriture de cette « ample composition polyphonique » (Jean Starobinski), elle détecte un reflet du « modernisme » du temps, avec ses jeux sur la syntaxe et le rythme — où elle voit un « procédé », avec ses « dysfonctionnements » et sa « parole asphyxiée ». Dans cette écriture se reflètent l'inquiétude et l'urgence liées au contexte de la guerre.


III. Jouve seul, face à Gide ou Breton 

Roman poétique ?  

Si la Vita nuova débute par une plaquette, Mystérieuse Noces, qui sera intégrée dans de vastes recueils, Noces (1928) puis Les Noces (1931), c'est incontestablement par le roman que Jouve atteint immédiatement un sommet littéraire. Paulina 1880 paraît à la fin de l'année 1925, avec un certain succès public et critique — quatre voix au Goncourt, il en fallait cinq. Dans le cadre de l'analyse stylistique que pratique Laure Himy-Piéri, il est normal qu'elle  se pose des questions comme : la prose de Jouve est-elle poétique, alors qu'il est clair que sa poésie a à voir avec le narratif ? Ces questions théoriques sont importantes, car elles ne se posent pas que pour Jouve ! Jean-Yves Tadié, dans Le Roman poétique, classe les romans de Proust ou de Bataille dans ce genre… Les réponses sont très difficiles : vouloir détecter des vers dans la prose conduit le plus souvent à des résultats flous et arbitraires. La question du rythme ne suffit pas, et ce qui attire Jouve dans la prose, ce sont ses liens avec le « langage ordinaire » de la « quotidienneté », et « l'émergence d'un dire ordinaire antérieur à l'intentionnalité, à la conscience », ce par quoi Jouve est effectivement un « moderne ». C'est assez proche de ce que fera Queneau dont le premier roman (Le Chiendent) paraîtra en 1933. Mais en 1925, c'est le roman de Gide, Les Faux-monnayeurs, qui paraît. Or, aujourd’hui la « norme » pour le « roman moderne » est celle qui a été définie par ces Faux-monnayeurs. Mais pourquoi cette norme n'a-t-elle pas été  définie à partir de Paulina 1880 ?

La lecture par Laure Himy-Piéri du premier chapitre de Paulina, ce chapitre qui fait moins de trois pages, fait l'objet d'une analyse serrée qui montre bien (à mon avis) ce qui caractérise la prose (poétique ?) de Jouve : l'extrême richesse cachée derrière la description apparemment distanciée de la « chambre bleue ». Son extrême densité est une qualité qu'on n'observe habituellement que dans la grande poésie. J'ai l'habitude de dire que ce qui différencie fondamentalement un sonnet d'un paragraphe de roman qui ferait 14 lignes, c'est que les 14 vers d'un sonnet doivent contenir bien plus de choses que les 14 lignes de prose d'un roman. Habituellement, ce n'est que de temps en temps que l'écriture romanesque (en prose) atteint cette densité, alors qu'un poème doit toujours la présenter ! La réussite de Paulina 1880 est donc exceptionnelle. Cette richesse alourdit-elle la narration ? Bien au contraire :

« Le travail narratif consiste bien si on y réfléchit à épurer de toute la lourdeur narrative dont est lesté le motif lui-même de l'acte de narration : l'acte de tuer Michele Cantarini est moins l'ajout d'un contenu narratif, que le retrait d'une figure à la narration. »

Poétique du roman ?

La légèreté de la narration de Paulina 1880 (qui conte une histoire cependant « lourde » de passions et de tragédies) est marquée par une « exaltation érotique à la Stendhal qui colore l'ensemble. » Cette légèreté est analysé techniquement : « remarquable absence de liaisons entre les phrases » ; usage non conventionnel des temps (l'imparfait là où l'on s'attend au passé simple) pour créer un temps mythique et non narratif (au sens classique) ; divers effets de « marquage » et de « camouflage ». Et surtout, déjà — en authentique moderne, et sur ce plan, je considère que Jouve fera encore mieux en 1928, avec Hécate, et avant Marguerite Duras —, Jouve entretient « une forme de confusion sur l'identification du locuteur ». Avec d'autres techniques que je ne peux pas présenter ici, Jouve construit une narration qui possède différentes strates (sociologiques, existentielles, hagiographiques, etc) et sur cette « base composite », le romancier a su synthétiser une « forme renouvelée, qui n'est pas un récit poétique, mais qui utilise le narratif pour aboutir au poétique » — je pourrais dire la même chose de La Recherche de Proust, des Chroniques romanesques de Giono ou du cycle indien de Marguerite Duras. Mais c'est la narration ambiguë qui règne dans Les Faux-monnayeurs — où Gide joue perpétuellement sur l'ironie, une ironie très différentes de celle que j'entends dans l'écriture de Jouve — qui est considérée par les critiques (et les instances qui ont le pouvoir intellectuel en France) comme « la » modernité, alors qu'elle est plutôt l'effet « de ces tensions qui traversent les écrivains classiques attirés par la modernité, ou les modernes pétris de classicisme de l'époque. » Pourquoi ce choix ?  

Narrativité de la poésie ?

Si on peut affirmer que Jouve a fait ses premiers pas littéraires dans l'ambiance symboliste, c'est tout aussi vrai de Valéry, de Gide (dont il vient d'être question) que de Breton. Laure Himy-Piéri montre que celui-ci, né en 1896, donc 9 ans après Jouve, a partagé bien des expériences avec ce dernier. Le passage par la guerre est un point commun à ces écrivains de (presque) même génération. Jouve a été infirmier volontaire. Breton, étudiant en médecine et stagiaire en psychiatrie, s'est intéressé professionnellement à « Charcot, Freud, Kraepelin » (Henri Béhar), mais la rencontre de Breton avec Freud n'a pas été une réussite (c'est connu), tandis que, guidé par Blanche Reverchon, Jouve a réussi son assimilation de la psychanalyse. En bien meilleur connaisseur de la freudienne « pulsion de mort »,  Jouve a pu bâtir son œuvre sur une conception pessimiste des forces de l'inconscient  — où « règne des violences mortifères », mais où naît la (sa) poésie, cependant. Il a pu rejeter avec hauteur et ironie « l'écriture automatique », travaillant son écriture loin des prises de position politiques des surréalistes et de leur optimisme — avec leur  « accès au monde par la fantaisie » et la croyance qu'ils allaient « comprendre la mécanique du rêve » pour « défaire le refoulement ». Si Breton et Jouve se trouvent bien sur le même territoire, ils regardent effectivement dans des directions radicalement opposées, même si certaines parallèles peuvent se rencontrer à l'infini … ainsi, sur les rencontres de hasard — Jouve : Claire Dernault (La Rencontre dans le carrefour, 1911), « Lisbé » (années 30, puis En miroir, 1954), « Yannick » (En miroir) ; Breton : Nadja (1928) —, il y a des choses tout à fait intéressantes à dire.  Mais ces « rencontres » ne cachent pas les oppositions que  Laure Himy-Piéri analyse finement, et le face à face qu'elle met en scène me semble très original, car il est rare que des commentateurs prennent le risque de cette confrontation, tant le combat entre Breton, auteur célèbre et chef de troupe aguerri, et Jouve, marginal fuyant les groupes, semble inégal. J'ajouterai que, si Jouve s'attaque aux principes du Surréalisme, il a déclaré (Le Feu de la chair, film d'Olivier Mille et Robert Kopp pour l'émission de Bernard Rapp, Un siècle d'écrivains, 1996) « avoir de l'estime » pour la personne d'André Breton à qui il envoyait ses livres dédicacés. Ceux-ci ont été vendus (fort chers) lors de la « vente Breton » de Drouot en 2003. Breton a cité un extrait de l'« Avant-Propos » de Sueur de Sang (version de 1934) dans « La Grande actualité poétique » du numéro 6 de Minotaure (décembre 1934, je remercie Dominique Rabourdin) où Jouve, justement, se paie le luxe de placer les poètes en précurseurs de Freud — la psychanalyse est au service de la poésie, et pas le contraire ! je cite quelques lignes de l’« Avant-Propos » de Jouve choisies parmi celles que Breton a retenues :

« Les poètes qui ont travaillé depuis Rimbaud à affranchir la poésie du rationnel savent très bien (même s’ils ne croient point le savoir) qu’ils ont retrouvé dans l’inconscient, ou du moins la pensée autant que possible influencée de l’inconscient, l’ancienne et la nouvelle source, et qu’ils se sont approchés par là d’un but nouveau pour le monde. Car nous sommes, comme le dit Freud, des masses d’inconscient légèrement élucidées à la surface par la lumière du soleil ; et ceci, les poètes l’ont dit avant Freud : Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, enfin Baudelaire. »

Et on lira dans Position politique du Surréalisme (1935) la référence que Breton fait à Jouve, Malraux et Tzara à propos du symbole.

IV. Les Engagements de Pierre Jean Jouve

IV. Les Engagements de Pierre Jean Jouve

Vers une « Poésie armée »

L'ouvrage de Laure Himy-Piéri est très ambitieux, car il étudie de près (et, souvent, de très près) différents aspects de la longue carrière de Jouve qui n'a pas eu « deux vies », une avant la Vita nuova datée de 1925, et une après. Il en a connu bien plus. Nous avons déjà vu que dans sa première vie (avant 1925 et sa Vita nuova), il faut complètement distinguer sa période symboliste et sa période pacifiste, et les lectures d'Artificiel et de Danse des morts que nous donne l'auteure, le prouve aisément. Dans sa deuxième vie, je considère qu'il y a eu une forte discontinuité vers la fin des années trente, et son recueil de 1938 (Kyrie) montre bien la transition entre l'exaltation de l'érotique marqué du double sceau de la « pulsion de vie » et de la « pulsion de mort », et sa terreur devant la montée de la « Catastrophe européenne » où la « pulsion de mort » écrase la pulsion de vie. Jouve a la certitude que la pulsion de mort ne doit pas être encouragée, bien au contraire, puisque c'est elle qu'il voit à l’œuvre dans les totalitarismes et les guerres — inutile de préciser que sur ce terrain, Jouve s’oppose à la position d’auteurs comme Bataille. Jouve a observé la naissance de mouvements totalitaires tout au long des années trente — violence des fascistes à Florence en 1921, bombardements franquistes en Catalogne en 1936, occupation nazie à Salzbourg en 1938 après l'Anschluss. A partir de 1939, il deviendra un des grands poètes de la « Résistance intellectuelle », et reconnu comme tel très tôt, par exemple par Jean Paulhan qui publie son poème apocalyptique « A la France 1939 » (j'ai déjà cité son appel « aux armes » contre le nazisme) dans le numéro de février 1940 de la NRF. Mais Jouve, écrit Laure Himy-Piéri, ne peut pas écrire des poèmes « de circonstances », il a besoin  d'un « détournement esthétique [pour] montrer la voie d'une canalisation de l'énergie [celle qui vient de la pulsion de mort] autre que belliqueuse. »

Laure Himy-Piéri consacre une centaine de pages à la poésie de résistance de Jouve du temps de la Seconde guerre mondiale. C'est un travail très original qu'il faut saluer  : depuis le Cahier de L'Herne Pierre Jean Jouve de 1972 (par Robert Kopp et Dominique de Roux) et La Résistance et ses poètes de Pierre Seghers paru en 1974, — sur une période de 40 ans, donc ! — on doit pouvoir compter sur les doigts d'une seule main les articles consistants sur ce sujet. Seuls les lieux progressistes …


Europe en juillet-août 1974 (par Daniel Leuwers, dans le numéro « La Poésie et la résistance ») et dans le dossier Jouve de novembre-décembre 2004 (par Antonio Rodriguez), Esprit en novembre 1990 (« Pierre Jean Jouve et Charles de Gaulle » par Adrien Le Bihan), et les chroniques ou anthologies par des auteurs membres du (ou proches du) PCF : Jacques Gaucheron (éditions Messidor, 1991), Alain Guérin (Chronique de la Résistance, Omnibus, 2000) —


... se sont intéressés à la participation de Jouve à la Résistance intellectuelle. J'ai contribué à ce souvenir par mon premier article sur Jouve, en 2005, avec un examen de l'effacement du poème « à la France 1939 » (numéro 30 de la revue NU(e), Relecture de Pierre Jean Jouve 2). En effaçant ce poème, dont le style apocalyptique pouvait toucher de nombreux lecteurs, Jouve s'interdisait de disposer d'un poème résistant presque populaire, comme avaient su le faire (ô combien !) Aragon ou Éluard.

Or, sur ce sujet très peu traité, mais très complexe, où il doit être question à la fois de la création, mais aussi de sa réception, il y a tant à dire qu'il faut renvoyer ce qu'on peut dire à une autre chronique. Cela déséquilibre quelque peu cette présente enquête, car « l'engagement de Jouve » est un thème important dans le parcours critique de Laure Himy-Piéri ; en effet, elle associe le trajet de Jouve vers une « Poésie armée » à d'autres travaux, comme celui qu'il effectue dans les domaines (si importants pour lui) de la traduction et de l'analyse musicale.

De la théorie à la pratique : la traduction

A la fois « anti-moderne » et moderne, solitaire et concurrent des grands mouvements littéraires de son temps, Jouve a dû faire une théorie de sa propre pratique d'écriture, et c'est la traduction qui est le lieu idéal pour cela. Je donne un bref panorama. Jouve a traduit  : Knut Hamsun, Friedrich Hölderlin (« avec la collaboration de Pierre Klossowski », en 1929, c'était une première !),  Rabindranath Tagore, Rudyard Kipling, William Shakespeare (parfois avec Georges Pitoëff, trois pièces et les Sonnets), Anton Tchekhov (encore avec Pitoëff), Thérèse d'Avila, François d'Assise, Gongora, Eugenio Montale, Giuseppe Ungaretti, Aldo Caparasso (tous amis italiens), Büchner et Frank Wedekind (en fait : Berg…). Il me semble que Laure Himy-Piéri ne signale pas que (comme René Char), Jouve ne parlait aucune langue étrangère. Il demandait un collaborateur de lui faire une traduction littérale, qu'ensuite il retouchait avec sa patte si spéciale : on lit dans la correspondance de Philippe Jaccottet – Gustave Roud une remarque significative sur ses « trouvailles ». Quand le collaborateur était un auteur (le russe Pitoëff pour Tchekhov, le bengali Kâlidâs Nâg pour Tagore, l'anglaise Maud Kendall pour Kipling, l’espagnol Rolland-Simon pour Gongora et Thérèse d’Avila), celui-ci cosigne la traduction. Quand le collaborateur est un(e) très proche — bref sa femme —, il le(la) remercie en notes, ou il garde le silence, car sa femme exigeait un maximum de discrétion sur son rôle.

Blanche Reverchon était trilingue. En Suisse, elle fréquentait des milieux germanistes et elle a traduit Freud sous son nom, mais elle avait d'abord été éduquée par la directrice du British Institute in Paris, et elle psychanalysait ses patients anglais (comme David Gascoyne) dans leur langue. Cette relation particulière que Jouve entretient avec la langue qu'il « traduit » a quelques fois créé des situation de conflit avec de meilleurs linguistes que lui — René Lalou pour Kipling ; Bernard Groethuysen pour Hölderlin ; Pierre Leyris et, de façon posthume, Henri Meschonic pour les Sonnets de Shakespeare — qui lui reprochaient ses « libertés », ce qui rendait Jouve furieux … car, évidemment, il ne se plaçait pas sous le signe de la fidélité, mais sous le signe de l'expérimentation. Cette situation est sans doute l'une des conditions du travail spécifique de traduction de Jouve que Laure Himy-Piéry met à jour par sa lecture textuelle :


« On connaît les grands axes des problèmes posés par la traduction, et les questions aiguës que cette pratique pose à la littérature, et aux idées conjointes de texte et d'auteur. Le détour par le rapport à la traduction chez Jouve va donc permettre de poser avec plus de clarté l'un des possibles de la théorie de la littérature au XXe siècle. Il est évident en effet que la question de la traduction pose, par le biais de la question de la fidélité, celle de la filiation ; mais la fidélité se doit, plus qu'ailleurs, d'exhiber ses choix, et la traduction apparaît bien comme une pratique réflexive, puisqu'elle repose sur la nécessité de déterminer des critères de fidélité. »


Laure Himy-Piéri rappelle les deux catégories de traducteurs, les « sourciers », qui veulent d'abord restituer le texte de départ, et les « ciblistes » qui s'intéressent d'abord à la réception. Il y a là des questions de fond, par exemple : « Qui parle dans le texte ? » Ne faut-il pas éviter l’écueil du pastiche ? Derrière, se cache la question fondamentale : y a-t-il un « père » ? « Autrefois », il fallait imiter un maître pendant sa formation. La modernité, au contraire, exige l'originalité à tout prix – j'ajoute que René Girard a parfaitement montré que dans une société de « frères » (sans un « père », à respecter, qui impose une structure hiérarchique), le « mimétisme » fonctionne à plein régime ! Jouve, en anti-moderne selon Laure Himy-Piéri, ne se situe pas dans la « revendication d'une voix singulière ou originale », car  il a en tête « le modèle mystique [qui] met en avant les motifs de la possession, de la fusion, et le sujet ne devient poétique qu'à se faire de résonance ». C'est façon de dire que dans l'écriture, « originale » ou de traduction, la question de l'intertextualité se pose continuellement : qu'est-ce qui résonne dans un texte ? 

Traduction et recréation de l'innovation, Shakespeare

C'est à l'occasion d'une polémique d'Henri Meschonnic à propos de la traduction des Sonnets de Shakespeare par Jouve que cette discussion trouve un terrain pratique. Meschonnic croit pouvoir déduire de sa lecture (critique) que Jouve fait preuve d'une trop grande fidélité à la lettre de Shakespeare, par respect à « la trace de la figure paternelle ». Or « les figures paternelles » sont rarissimes dans l’œuvre publiées de Jouve — les figures maternelles sont, elles, très présentes ! Certes, une absence remarquée peut être aussi criante qu'une présence constante. Une lecture biographique (qui est la mienne, pas celle de Laure Himy-Piéri) fait d'abord remarquer que Jouve ne peut pas être fidèle à un texte qu'il ne lit pas : il ne peut être fidèle qu’à la traduction que lui a souvent fournie Blanche Reverchon. Il y a ici la question de la compétence linguistique (difficile à évaluer) de celle-ci, mais elle a été longuement conseillée par une professionnelle (Maud Burt, qui fut directrice du British Institute of Paris : celle-ci et Blanche Reverchon sont remerciées à la fin de la première édition de la traduction de Roméo et Juliette en 1937). Jouve pouvait être très prisonnier du texte ainsi reçu puisqu'il ne pouvait pas en faire une lecture linguistiquement critique — pourtant, il connaissait des usages propres à la poésie anglaise (la possibilité d'élider des syllabes, par exemple) que la poésie française n'autorise pas, ce qu’il regrettait. Par ailleurs, Jouve aimait l'étrangeté des traductions littérales que lui donnaient ses collaborateurs, et il reprend parfois dans sa propre écriture certaines tournures déconcertantes qu'il avait découvertes dans ces matériaux bruts.

Je reviens à la lecture textuelle de Laure Himy-Piéri qui examine la stratégie littéraire de Jouve-traducteur : Jouve cherche a magnifier un « monument moderne », en « préserv[ant sa] spécificité » par l'usage intensif des moyens créateurs à sa disposition. Et parmi eux, il y a son usage si personnel de la « dislocation », ou son recours à l'intertextualité : si Jouve traduit en prose les sonnets de Shakespeare, c'est parce qu'il reprend le modèle de Mallarmé traduisant les poèmes d'Edgar Poe. De même, Jouve n'hésite pas à convoquer Ronsard ou Baudelaire pour recréer un Shakespeare à la fois original, « expressionniste » et moderne, car ses « bizarreries » vont « déstabiliser » le lecteur, « rend[ant ainsi] justice à la nouveauté du texte shakespearien ». On ne saurait mieux dire que les traductions de Jouve prennent le risque d'être des traductions d'écrivain, et non des traductions de traducteur —  examinez la première édition du théâtre de Shakespeare en Pléiade (Gide, Supervielle, Leyris, Maeterlinck, Jouve et Pitoëff) ou la grande édition de Pierre Leyris (1954-1961) avec sa pléiade d'écrivains :  Jouve, du Bouchet, Jean Grosjean, Supervielle, Michel Butor, Henri Thomas, Jean-Louis Curtis, Armand Robin, et enfin Yves Bonnefoy qui a maintenu cette heureuse tradition. Laure Himy-Piéri montre que par sa stratégie d'écriture (qu'elle rapproche des Tropismes de Nathalie Sarraute), Jouve cherche à faire « parvenir à la conscience, des bribes d'inconscient ». C'est ainsi, comme il l'avait dit des grands poètes comme Baudelaire, que Jouve fait de Shakespeare un précurseur découvreur de l'inconscient, avant Freud.      

V. Peinture, musique, écriture

V. Peinture, musique, écriture

Traduction et expérimentation, Hölderlin 

Commentant sa traduction de poèmes d'Hölderlin, Jean Paulhan écrivait à Karin Pozzi — ce grand esprit a été longtemps la compagne amoureuse et intellectuelle de Valéry : « Les poèmes de Hölderlin que traduit Jouve sont splendide. » (1er février 1929), et « K » lui répondait : « Mon cher Paulhan, certains vers de Jouve sont bien beaux. (Est-ce Jouve, est-ce Hölderlin?) » (c'est moi qui souligne). Les premiers poèmes paraissent dans la NRF en mai 1929, puis en volume imprimé en décembre de cette même année et sorti en janvier 1930. Cela fait de ce livre le premier recueil de poèmes d'Hölderlin publié en volume en France — le compositeur Henri Sauguet en mettra quatre en musique en 1933 pour ses mélodies « Cinq poèmes de Hölderlin », la cinquième utilisant une traduction d'Hélène de Wendel (cette belle-fille d'Anna de Noailles connaissait aussi Francis Poulenc). Le générique complet du volume est extraordinaire ! Sur la couverture : « Pierre Jean Jouve / Poèmes de la Folie de Hölderlin [le poète-créateur est cité dans le titre, non comme auteur !] / avec la collaboration de Pierre Klossowski / Avant-propos de Bernard Groethuysen », ce qu'on retrouve dans les rééditions. Mais l'édition originale comportait une « remarque » finale (disparue depuis) : « Les auteurs [Jouve et Klossowski ?] doivent des remerciements à Blanche Reverchon et à Margaret Wyss-Vögtlin, pour leur participation au travail de traduction. / Les documents ont été traduits et groupés par Bernard Groethuysen et Pierre Jean Jouve. » Ajoutons que c'est certainement « Groeth » qui a initié Jouve à Hölderlin : dès 1925, le philosophe franco-allemand avait publié dans la N.R.F. de son ami et voisin Paulhan la traduction de quelques poèmes avec un article qu'il reprendra en 1929 (très réécrit) comme introduction à la traduction de Jouve. On retrouve Blanche Reverchon dans la partie immergée du générique, aux côtés d'une traductrice  (je le suppose suisse-allemande, Margrit [von] Wyss-Vögtlin), encore connue dans les bibliographies pour sa collaboration à une anthologie de textes chinois (Siebenhundert chinesische Sprichwörter, Rascher Verlag, Zürich. 1942).

Mais ce n'est pas sur ces aspects biographiques que Laure Himy-Piéri a travaillé. Elle a finement comparé la traduction du poème « Tinian » et le poème « Voyageurs dans un paysage » de la section « Le Père de la terre » de La Symphonie à Dieu — magnifique plaquette (avril 1930) qui sera regroupée avec Noces de 1928, pour former Les Noces (1er volume des « Œuvres poétiques » chez Gallimard) en 1931. Jouve n'indique en aucune façon que son poème est la reprise de « Tinian ». Cela avait beaucoup choqué des esprits chagrins de l'époque, mais Jouve était en droit d'estimer que tous les mots de « Voyageurs » pouvaient être signés lui — puisqu'il s'agissait de mots français ! Il y a sans doute dans cette Symphonie à Dieu plusieurs choses : des critiques ont pu supposer que l'écriture de ces poèmes étant parallèles à son travail de traduction sur Hölderlin, Jouve a pu trouver chez ce dernier une nouvelle façon d'entrer en contact avec le divin (un divin « païen »), succédant (ou se substituant) à la voie des mystiques chrétiens qu'il avait beaucoup fréquentés depuis sa Vita nuova : François d'Assise, Thérèse d'Avila, Catherine de Sienne qu'il a traduits ou paraphrasés. Mais déjà en 1926, Nouvelles Noces contenait une section s'intitulant « Humilis » (poèmes mis en musique par l'organiste et compositeur Jean Langlais en 1935) et proclamant : « Avec humilité » disait le poète dément. » Jouve connaissait, et méditait, Hölderlin depuis 1925. Et dans cette Symphonie à Dieu, si la section « Le Père de la Terre » emprunte son titre à un vers de Hölderlin, elle contient aussi des paraphrase bibliques — « Géants » cite Genèse 6.4 : « Ces héros, fameux dans l'antiquité ». Jouve mêle donc des références aux textes sacrés et à Hölderlin pendant toutes ces années de recherche d'une nouvelle écriture poétique faisant appel à diverses traditions mystiques. Je trouve également dangereux d'y voir des monuments à une « figure paternelle », tant Jouve est un virtuose de l'agglutination jouant avec les sexes : on a pu démontrer que Paulina, cette jeune fille italienne de 19 ans « agglutine » plusieurs « figures réelles ». Par moment, Paulina sert de « masque », parfois à Jouve lui-même (38 ans en 1925), parfois à Blanche Reverchon (46 ans). Et quand Jouve s'adresse à un « dieu », par exemple à « Élohim » dans Le Paradis perdu, je considère qu'il s'adresse en fait à sa déesse-mère privée, Blanche Reverchon — et c'est elle qui le « féconde » (avec sa science) quand il se fantasme femme. On peut évidemment chercher les « sources » biographiques ou psychologiques aux figures exhibées dans les poèmes de La Symphonie à Dieu, mais il faut le faire avec précaution.

Mais je l'ai dit, les sources biographiques concernent peu le travail de Laure Himy-Piéri. Quand elle compare les deux versions du même poème, elle constate que Jouve a (à peu près) respecté les bizarreries du poème original pour « Tinian » : blancs, mots manquants,  sauts de lignes, etc. L'aspect évident est le rythme visuel, et c'est sans doute ce qui inspirera les « poètes modernes », et Jouve, qui est également amateur et critique d'art, fanatique du nombre d'or et typographe averti, y est certainement sensible. Il s'amuse d'ailleurs à donner un titre de tableau, « Voyageurs dans un paysage », à sa version personnelle ! Laure Himy-Piéri montre qu'il y a là un « terrain d'expérimentation » : « La traduction devient ainsi élaboration d'une forme spécifique, qui peut modifier l'idée du poétique d'une époque. » Pour Jouve, « la traduction est alors une reproduction langagière du geste mystique de fusion ». Mais la mystique ne suffit pas, il faut qu'il y ait création de nouvelles formes. Laure Himy-Piéri le démontre dans sa lecture d'un poème « purement jouvien » : « Père » (même section que « Voyageurs ») dont la forme est très « Hölderlinienne » — lignes blanches, blancs, mots isolés au milieu de sa ligne, blancs à l'intérieur d'un vers, etc. La « modernité » est éclatante, et il y a bien des jeux esthétiques et peut-être mystiques dans cette typographie : dire l'« ineffable » par les espaces vides — comme les « Carrés sur blanc » de Malevitch représentaient la divinité (« noir » : de dos, « blanc » : de face — tiens, le poème de Jouve commence par « Chair carrée » !). Mais il y a surtout l'exploration d'une « nouvelle métrique » : la création de « cellules rythmiques » permet à Jouve de trouver une nouvelle façon de créer une musique par l'écriture : Jouve, tout visuel qu'il fut, était d'abord un musicien du verbe poétique ! La lecture textuelle de Laure Himy-Piéri – elle détecte une trajectoire sonore qui part de l'initiale « Chair carrée », avec ses « é » fermés, vers la finale « Père d'éther », avec ses « è » ouverts. Cette lecture nous permet de regarder, et d'écouter, ces poèmes de Jouve avec d'autres yeux, et d'autres oreilles.

Écriture et musique, Monteverdi, Mozart

C'est aussi ce que démontre Laure Himy-Piéri dans son dernier chapitre, où il est question de « peinture, musique, écriture ». Une lecture très fine du « Tancrède » de Jouve permet de voir, et d'entendre, les multiples strates du poème publié par Jouve au tout début de la seconde guerre mondiale. On peut lire cette paraphrase du « Combat de Tancrède et Clorinde » — le passage le plus célèbre de La Jérusalem délivrée du Tasse (1581) — comme une parabole des crimes provoqués par la « pulsion de mort » quand elle est laissée en liberté. Je suppose que peu de lecteurs français connaissent le grand classique de la littérature italienne, mais bien plus nombreux sont les amateurs de musique qui connaissent (et admirent) Il combattimento di Tancredi e Clorinda  de Monteverdi (1624). C'est bien le livret de Monteverdi qui est la source de Jouve, mais aussi sa musique, car la lectrice montre qu'en jouant sur différents registres (« narration épique », « épaisseur lyrique »), Jouve transpose la musique par l'écriture, et quand il « amplifie » en développant des parties non écrites dans le livret (et donc non chantées), c'est pour recréer l'effet des parties purement instrumentales de l’œuvre. Et, non seulement Jouve se sert de l'oreille pour écrire ses vers de façon musicale, mais il convoque également des effets visuels qui font appels à des pulsions et des affects — concepts non esthétiques, mais humains, universels — pour agir sur la psyché de ses lecteurs. Ce n'est pas tout. En ce temps-là, Jouve travaillait également sur la partition (et avec des enregistrements) du Don Juan de Mozart, et dans le pas de Tancrède, il faut aussi entendre le lourd pas du Commandeur ! La proximité de la fin (la mort) est ainsi mise en scène. C'est façon de montrer, par une pure analyse textuelle, la présence de multiples strates dans la création de Jouve.

Avant de conclure cette longue enquête, je vais citer Laure Himy-Piéri qui, après avoir montré toute la richesse des matériaux mis en œuvre par Jouve s'interroge sur « le rapprochement explicite entre « fureurs », « sexe » et « nuit » dans le discours de Clorinde » (deuxième « mouvement » du poème), afin de montrer quel sens on peut extraire de cet examen des formes :

« On est alors très loin d'une conception du texte inspiré par l'enthousiasme platonicien, enlèvement du poète inspiré par une instance supérieure ; au contraire, il s'agirait bien ici d'une quête forcenée et consciente d'éléments qualifiés par la noirceur, typologiquement lié au registre bas, moralement disqualifiés, et que seule une psychanalyse permet de réhabiliter. Le motif narratif du combat serait la figuration thématiquement acceptable d'un matériau refoulé, refusé, scène primitive, ou plus antérieurement encore saisie des pulsions et affects appartenant à la nuit de la conscience, à ce qui ne parvient pas sans masque à la conscience claire. Le rapprochement entre l'encre noire de l'écriture et l'humeur noire du mélancolique plus qu'un thème romantique du poète séparé : c'est au contraire l'acceptation pleine et entière de la plongée dans la généricité humaine. »


J’ai construit cette chronique en lui donnant la forme d’une discussion-lecture du livre de Laure Himy-Piéri : j’ai fréquemment mis face à face sa méthode de lecture, très textuelle, basée sur sa grande science de stylisticienne, et ma propre approche, plus biographique et à la recherche des émotions intimes qui ont motivé l’écriture de Jouve. Les lecteurs ont certainement perçu que ces deux approches — qui semblent pourtant aux antipodes l’une de l’autre —, bien loin d’entrer en conflit, s’articulent et se complètent remarquablement, chacune pouvant servir de légitimation à l’autre. C’est d’autant plus passionnant que Laure Himy-Piéri a choisi d’analyser en détail un nombre limité d’œuvres de Jouve,  et, cependant, elle a réussi à couvrir à la fois l’ensemble de la longue carrière de l’écrivain (d’Artificiel, 1909 à Proses, 1960), et l’ensemble de ses expériences (poésie, romans, traductions, engagements politiques, musicologie). Laure Himy-Piéri a ainsi montré que Jouve, tout marginal qu’il ait été, a su créer une autre modernité qu’il faut prendre en compte. C’était un défi : elle l’a magnifiquement relevé.

Jean-Paul Louis-Lambert

Août 2015

Lien vers l’éditeur :

Classiques Garnier

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Dernière mise à jour : 18 octobre 2015
Première mise en ligne : 16 octobre 2015