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Lectures de
Pierre Jean Jouve
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Tombeau de Pierre Jean Jouve

par Serge Meitinger

      L'amour est ce qui nous « illimite ». L'Éros (qu'au sexuel il ne peut être question de borner) ouvrant infiniment, nous situant par un renversement de notre cœur au cœur même du monde soudain mis à nu. Déchargeant à travers nos yeux un regard de fulgurante clairvoyance.

     Mais déjà la limite est dressée, concomitante, dure partition due à la Faute : instinct de mort qui nous empêche de nous débrider sans vergogne, de répandre en vue de la seule clarté, telle une grenade mûre éclatant, nos grains aux facettes diaphanes. Interdit mortifère lié à la toute-puissante figure du Père : Paulina le subit qui, propriété exclusive du Père, balançant pour toujours entre l'homme paternel et Dieu, se fera la meurtrière inspirée de son amour (Paulina 1880) ; et Jacques de Todi succombant au Pasteur redoutable qu'il finira par choisir contre son propre Éros païen (Le Monde désert) ; et Catherine Crachat qui va découvrant dans le méticuleux débroussaillement de ses rêves en taillis, par-delà l'homme réel, inoffensif, le « nom du Père », emplacement vide — encore et toujours — dont la vacuité taraude les songes (Hécate et Vagadu).

      Qui veut vivre l'amour humain, corps et âme, doit transcender ce conflit. Sortir du monde désert où s'affrontent les Anges, mains nues, visages masqués. Mais la maîtrise est précaire, sinon illusoire. La délivrance ne saurait durer. Une assurance cosmique est à réinventer à chacune de nos caresses heureusement et librement portée.

*
   Pour l'artiste, ce conflit retentit au sein de l'œuvre, car l'informe, l'inconscient, l'Éros est matière brute dont il doit faire œuvre, inséparable d'un appel à la forme, d'une force tragique de limite. Le travail poétique a partie liée avec la mort conçue comme volonté de limitation, de condensation synthétique de la matière originelle, « infinissable ». La limite seule rend féconde la richesse de l'illimité ; sans elle et son dur travail, tout se perdrait en un flux incessant, « fuite du vent ». L'artiste œuvre avec la mort, il doit être celui qui sait acquiescer au mourir et en faire bon usage.
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Car l'art n'a pas exactement sa fin en soi. Pour Pierre Jean Jouve, la poésie — bien que fille aînée du « très saint langage » — ne saurait se satisfaire de ses seules réussites. Le langage poétique doit porter au-delà de lui-même, vers une « sur-réalité » — une « méta-physique » — dont il est l'entre‑vue, la visée plus que l'atteinte. Trace sanglante du chemin à suivre ; patiente propédeutique en vue d'une transparence encore à conquérir. Naissant sur le terreau de « la pauvre, de la belle puissance érotique humaine », le poème a pour Jouve une finalité spirituelle voire religieuse ; il dépasse infiniment son créateur et le matériau vivant de la langue pour placer dans la perspective d'une transcendance. C'est pourquoi il doit se signaler lui-même comme travail d'approche, comme recherche ouverte et non comme totalité réalisée ; il a pour dessein de laisser deviner dans ses blancs mêmes comme le profil perdu d'une figure jamais fixée : visage de complétude et de lumière, face christique rayonnante du dieu-fils, le sauveur qui a souffert et assumé la limite. (De même les séquences discontinues des romans préservent-elles dans leurs interstices, l'intégrité d'une rédemption transpersonnelle sans qu'elle risque de s'effriter au crible trop rationalisant de la prose romanesque traditionnelle : tout reste ici possible pour qui sait lire…).
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      La leçon de Pierre Jean Jouve doit demeurer pour nous celle de l'émerveillement surmontant la douloureuse dialectique de la limite et de l'illimité, de l'Éros et de la Mort. Le travail poétique est, pour lui, dès la décision obscure de faire œuvre, reprise de toute la vie dans la perspective exigeante d'une science du transcendant — ce qui n'est en rien une fuite hors du réel, mais une tentative courageuse pour sauver le sens malgré la tenace insignifiance du quotidien éprouvée personnellement jusque dans ses détails. Sans doute une telle recherche mène-t-elle le poète à l'écart, mais l'ampleur et la hauteur du dessein permettent d'accepter cette solitude sans ostentation, ni aigreur, simplement.

        Et, malgré les apparences, c'est la seule écriture qui n'aille contre la vie, s'opposant à tous les engouements passagers qui ne sont que petites morts, exténuantes répétitions sans résurgence possible dans la dialectique vitale — éperdue — de la limite et de l'illimité.

Septembre 1976

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Sous la Responsabilité de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert

Ce texte ©  Serge Meitinger

Dernière mise à jour : 23 février 2009