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Lectures de  Pierre Jean Jouve
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Vagadu, une tragédie intime

par Laurence Llorca





Introduction

1ère Partie : La Discontinuité onirique au service d'une poésie intime

2ème PartieLe Rêve comme une mise en scène de la culpabilité

Bibliographie


Introduction

Vagadu est le roman de Pierre Jean Jouve qui ouvre le plus explicitement une voie vers les mondes souterrains de l'homme. L’exploration des profondes fondations de l’âme devient l’enjeu vital de son héroïne, Catherine Crachat. Cette dernière devient le sujet d’une expérience inédite qui espère résoudre une douloureuse énigme au cours d’une initiation que rythme une multitude d’images oniriques. L’apparente discontinuité du récit tisse en profondeur le canevas de cette personnalité morcelée. Etrangère à elle-même, elle doit réconcilier cette constellation d’êtres disparates pour enfin pouvoir se contempler réunifier.

   Alors, nous pénétrons avec Catherine l’univers clos de son subconscient dont chaque manifestation nous renvoie comme en écho un fragment de son mystère, cette quête égotiste traduit cette même tentation d’absolu qui sous-tend la totalité de l’œuvre de Jouve car comme le dit Noémie dans le roman :

Penser à soi n’est plus égoïste, c’est penser à accomplir la plus haute forme, l’idée de soi. Pendant des années, on est à la recherche de son expression ; on veut écrire son poème. [V. 794]


1ère Partie

La discontinuité onirique au service d’une poésie intime


Catherine Crachat, une personnalité multiple 

   Vagadu est surpeuplé d’images, échos multiples du personnage, de même qu’il n’existe pas qu’un seul sens à l’énigme de Catherine Crachat, les pensées du rêve, paroles voilées s’incarnent dans une pléiade de personnages. Il s’agit essentiellement de La petite X et de Leuven, mais Noémi et Fleur lui offrent aussi le reflet révélateur de ce qui se passe en elle. Catherine est un personnage morcelé, tourmenté par ce désir d’unifier les motifs qui donnent naissance à une telle floraison d’images à travers les matériaux du rêve. Au regard de la vie inconsciente de Catherine, l’on s’aperçoit que la maladie psychique ne se réduit pas à la simple détermination des causes, la patiente se doit de résoudre en elle ces différentes tensions qui se partagent son inconscient et ce au prix d’une profonde traversée de la matière où l’image plurielle renvoie à une signification multiple.

À peine séparés par des actions de la veille qui portent encore leur reflet, ils ont un sens multiple en eux-mêmes, dans leur rapport, et par leur continuité ; sens qu’il s’agit de déchiffrer afin d’agir sur Catherine. L’explication de tout ou partie du sens provoque des remous, des explosions, et une modification de la matière. [E.M. 1147]

   Et si le sens des rêves de Catherine nous paraît si difficile à cerner, malgré les indices que Jouve laisse dans son Journal sans date, c’est que Vagadu est avant tout une oeuvre romanesque où l’espace du rêve, s’il participe à la cohésion du personnage, vaut aussi pour la beauté dramatique, obscurément attirante, de ses apparitions.

J’ai déjà dit antérieurement que mon ouvrage ne se propose pas de traduire, d’exposer l’opération (psychanalytique). Il se propose plusieurs autres buts : d’illustrer le rêve, qui est souvent d’une énorme beauté dramatique, et de montrer, et d’encore illustrer la lutte de l’être, son effort au sein de sa propre obscurité, au cours d’un long et pénible passage, d’une terrible expérience ; [E.M. 1147]

    Deux termes me semblent essentiels dans ces lignes : « montrer » et « illustrer ». Au-delà de toutes rassurantes explications, la beauté de Vagadu réside dans ce faisceau d’images qui nous évoque souvent  une énigme sans nous en fournir la clé. L’être dans sa douleur ne s’explique pas toujours comme un système et c’est ce qui fait la richesse de son drame.

Nous baignons dans un magma de colorations sentimentales permanentes avec toute une figuration de théâtre pour les exprimer. Un monde confus est en nous tout aussi vrai que le monde lucide ; ce monde est historique en ce qu’il retrace notre aventure, il est visionnaire parce qu’il connaît les secrets et peut voir l’avenir, il est spécifique à chacun de nous et commun à tous. [E. M. 1145-1146]

    Dans Vagadu, les rêves ont une importance particulière, construits comme des petites séquences visuelles, ils doublent l’existence de Catherine, ils sont des possibilités qui se greffent sur sa vie consciente. Catherine Crachat se définit sans doute d’ailleurs plus par les manifestations de son inconscient que par ses actes diurnes et raisonnés. 

     Nous verrons d’ailleurs que la frontière entre ces deux mondes est ténue, souvent indécidable, que le monde de l’éveil est constamment enrichi de ce potentiel onirique. 


L’univers de Catherine Crachat, entre rêve et réalité

   Le rêve déborde les limites de l’inconscient et envahit non seulement la vie consciente de l’héroïne mais la narration elle-même, il est intrinsèquement lié à l’écriture et devient un possible poétique. Loin d’être limités à l’objet d’étude d’une psychanalyse, les rêves sont une ouverture sur le vaste mystère du personnage, un appel à pénétrer l’inconscient. Nous rêvons avec Catherine, elle nous entraîne de l’autre côté du miroir. Le personnage démultiplié nous présente un univers infiniment renouvelé.

Le rêve qui a cessé de passer pour un surajouté superficiel, un résidu d’images sans relation avec l’esprit (dire que deux siècles de psychologie ont admis cette bourde !) — le rêve significatif et redoutable avec sa figure ancienne doit exister dans le roman comme la seconde existence du personnage. […] Mais il faut exiger que le rêve soit vrai. […] Le rêve d’un personnage est si essentiellement lui-même que nul ne doit s’y tromper. Le rêve sera vrai quand il concordera dans le sentiment le plus profond de l’auteur, donc aussi du lecteur, avec le possible du personnage et le déroulement de sa nécessité. [C. 60-61]

    Le roman entier hésite entre conscience et inconscient, tous les éléments que nous offre le récit, lieux et personnages, sont victimes de cette incertitude. Les visages qu’il nous présente sont dévorés par la présence omnisciente du rêve et du désir, chaque caractère semble finalement assujetti à la subjectivité de l’héroïne, devenant à chaque fois un écho possible du personnage de Catherine Crachat.

  C’est ainsi que le personnage de Luc Pascal sous les traits du Mongol dans Vagadu, porte en lui cette présence. Né d’un fantasme, peut-être celui de Catherine, il est la condensation de différents êtres, à différents âges, son identité incertaine se nourrit de tous ces visages possibles.

Vous êtes beau, en somme. Vous êtes sévère et vous êtes aimable. Vous êtes jeune et vous êtes vieux. Je remarque que vous avez beaucoup de visages qui glissent l’un sur l’autre et cela change tout le temps ; mais en s’épaississant, c’est vous. [V. 709]

    Le rêve rend tout objet et tout être insaisissable, formes éternellement sujettes aux fluctuations de l’inconscient. Le rêve transforme les traits des personnages, la plongée dans l’inconscient brouille tous repères, les visages se superposent comme ces « affiches collées les unes sur les autres ».

    Chacune des séquences, mettant Catherine en scène, manifeste ce fantastique onirique.

Parvenue où elle était, Catherine apercevait que les événements de sa vie n’avaient pour ainsi dire pas d’existence objective. […]

Les figures de la scène s’étaient projetées et cela donnait les personnes vraies, les situations réelles que Catherine avait connues. La projection avait eu lieu complètement ou incomplètement selon les cas, les personnes ainsi formées s’étaient montrées plus ou moins épaisses, plus ou moins réussies : c’était l’histoire de sa vie. [V. 736-737]



La dynamique de l’univers onirique

   Catherine se fixe comme but de comprendre l’étrangère que lui montre son propre reflet, d’attribuer un sens à cet afflux d’images apparemment incohérentes, pour enfin conjurer le sort. Le désir et la faute apparaissent toujours masqués et se distribuent différents rôles. L’ironie du rêve fait non seulement de Catherine l’actrice mais la spectatrice de ce drame qu’elle s’évertue à jouer malgré elle. Le rêve, ainsi que le voulait Jouve dans Commentaires, devient un possible de plus, Catherine est un personnage au potentiel multiple, elle se fond dans chacun de ses rôles comme lorsqu’elle était encore actrice. D’ailleurs le rêve s’organise comme une séquence cinématographique. La plongée en soi, provoque une perte totale de repères, la réalité se dilue dans ce mouvement giratoire.

   Lors de la mort de Parchemin, Catherine est emportée au-delà d’elle-même dans un rêve qui met en scène l’autopsie du défunt. Cet événement initial se déroule dans une salle de bain, de fil en aiguille le rêve s’enroule autour de cette situation initiale jusqu’à plonger Catherine dans la baignoire réservée au mort. Toujours de manière progressive, Catherine se voit réduite à son ventre.

Voilà Catherine dans la salle de bains. Comment, dans la salle de bains ? Mais – couchée dans la baignoire. Toute entière dans la baignoire, non, mais réduite à un tronc de femme entier mais plutôt et exactement  enfin un ventre de femme. [V. 645]

    La description se fait par une succession de plans qui peu à peu fixent l’image en lui faisant subir une longue transformation, comme si la perception subissait une mise au point progressive. Notre regard accompagne celui du narrateur.

   Le récit de rêve propose des formes renouvelables indéfiniment, même s’il ne peut être dissocié de ce que Freud appelle la « pensée du rêve », c'est-à-dire son contenu sémantique sans lequel il n’aurait pas autant d’importance. L’accès au rêve repose sur un travail formel. Ainsi, la progressive netteté de la perception lors de la chute entraînant Catherine, est l’occasion d’un tourbillon rythmique qui impose à l’imagination même ce mouvement.

Ne pouvant me retenir à rien, je regarde vers le fond. J’aperçois dans le fond deux bêtes, qui se battent, non pas se battent, deux bêtes, non pas deux bêtes positivement, non pas se battent mais s’enroulent et se débattent, non pas deux bêtes mais deux êtres. [V. 623]

    L’image hésite entre deux bêtes, battre, débattre et êtres, le sens possible de ce spectacle subit les mêmes modulations de la perception. Le traitement de la matière touche au jeu poétique, et le sens ne peut que s’en trouver enrichi.

   Les jeux sonores associés à la vue participent au sens



Le rêve, un possible poétique de plus

   De même, le point de vue ne cesse de varier, Catherine est actrice et spectatrice de ses rêves, elle est à la fois la conteuse et ce personnage qu’elle évoque à la troisième personne. La narration reflète cette hésitation.

Du lit voisin, encore une fois, elle voit ce qui était elle et qui va bientôt mourir, qu’elle a quitté. Elle sait qu’elle a là-bas 45 ans et qu’elle est la cuisinière de sa cousine Flore Migett. Elle est aussi une femme grosse et noire. Et puisqu’elle est la cuisinière, grosse et noire, peu à peu elle sent autre chose. La cuisinière qu’elle est n’est pas positivement la cuisinière, et ce n’est pas non plus sa mère, non, c’est son antécédent sur la terre. Elle provient de là. Ce n’est pas elle, cette vieille horreur ! ce n’est pas elle, mais elle en vient. [V. 648] 

   Dans le passage intitulé Stérilité, l’héroïne nous fait part à l’intérieur de son rêve de ses réflexions. Chose étrange : celui-ci se charge alors d’un double potentiel.

Sur le comptoir, une grille probablement dorée, mais nous avons dit qu’il faisait là-dedans très sombre. Derrière les grilles on croyait voir un grand amoncellement de livres, vieux livres en désordre. La chambre pouvait être celle d’un philosophe, ou d’un brocanteur. Elle imaginait assez le propriétaire : sale avec un chandail terreux et des restes de soupe dans la barbe, occupé à contempler quelques idées philosophiques ; mais il n’était pas là. [V. 648]

    Ainsi, le rêve est encore enrichi par l’imagination de Catherine. Le rêve et son interprétation sont mêlés. L’auteur semble hésiter entre différentes lectures, le rêve s’impose habituellement à la conscience en tant qu’image, or il se dote ici, de réflexions au cours desquelles Catherine exprime ce qu’elle « croyait » voir, ce qu’elle « imaginait », il est impossible à Catherine de percevoir la couleur réelle de la grille puisque «nous avons dit qu’il faisait là-dedans très sombre ». De même ses attentes sont détrompées, il n’y a pas de « vieux philosophe crasseux », et pourtant la description qu’elle en fait nous impose tout de même sa présence. Le rêve n’est pas une hallucination absurde, il est une matière en constante métamorphose. Le rêve dans sa polysémie est constamment renouvelé et le sens semble quelquefois s’y introduire comme par magie, quelque chose s’élève de cette matière avec l’intuition de ce qu’il contient. Prenons l’exemple de ce personnage étrange appelé « la Présence Mâle ». Le nom qui lui est décerné sous-entend déjà sa portée symbolique.

Le dos à la cheminée, appuyant ses coudes contre le marbre, se tient une Présence Mâle. Il porte un élégant costume de dandy ; dans sa main droite il tient des gants, dans la gauche une canne de jonc ; sa belle figure pâle, encadrée par la chevelure noire et le petit collier de barbe, est surmontée d’un vaste haut de forme aux bords recourbés, à la mode 1840. [V. 758]



L’espace du rêve

   L’inconscient use et abuse de décors, de personnages et d’objets pour rendre la pensée du rêve accessible à la conscience. Les décors choisis comme cadre aux délires inconscients de Catherine sont des lieux précis, surdéterminés, chargés d’objets, significatifs dans leurs détails. Il est d’abord intéressant de remarquer que les rêves de Catherine se déroulent souvent dans un espace clos. L’autopsie de Parchemin aura lieu dans une salle de bain, l’épisode portant le titre « Stérilité » prend place « encore une fois dans la chambre sombre. La pièce, la plus vieille de l’ancien immeuble du côté de Maubert, était construite en longueur et selon la longueur divisée par une sorte de comptoir.» [V. 648]. Il est ensuite question d’une salle de classe, décor intimement connu de la rêveuse, réminiscence d’enfance dans ce qu’elle peut avoir de plus brutal :

Vers le soir une rue s’allonge dans un quartier noir et sordide. Une rue qui par ses dimensions, par l’inégalité sinistre des maisons, l’échelonnement des becs de gaz autour desquels flotte la brume, ressemble avec sa ligne bizarre au pressentiment du malheur. […] Le ciel est bas sur la ville comme un couvercle. [V. 667]

   L’espace est très rigoureusement construit, il est question de dimension, d’inégalité, d’échelonnement et de lignes. Cette construction ne permet aucune évasion, le cadre urbain coloré des adjectifs noirs, sordides, sinistre, écrase tout espoir, le ciel comme un couvercle ne peut que réveiller ce spleen très baudelairien…

   Si la scène intitulée « Maternité » se déroule à l’extérieur, le cadre demeure très étroit, étouffant et les personnages qui hantent le rêve semblent en délimiter l’espace.

C’est donc une ville noire dans laquelle les gens affairés et indiscernables filent dans tous les sens et les uns marchent à droite et les autres marchent à gauche et les autres traversent en largeur et Catherine est seule au milieu à être immobile : parce qu’il faut, lui dit la voix intérieure, entrer dans la baraque. [V. 669]

   La séquence nommée Massacre des innocents prend place dans une chambre d’hôtel, la description cette fois est sommaire.

Noémi et moi nous sommes dans une chambre d’hôtel assez luxueuse. Les tapis, les tentures sont très nombreux. [V. 693]

    L’espace est nettement délimité, encadré par les tentures aux murs et les tapis au sol, la pièce est encore un espace clos. Jusqu’à la pièce mettant en scène Noémi plurielle, le décor se moule alors sur son désir, matière mouvante il devient à chaque fois expressif du drame qui se joue. Rêve et théâtralité fusionnent, les décors se superposent de même que les personnages.

Le théâtre de Mademoiselle Noémi avait trois décors, sur lesquels on pouvait faire varier l’éclairage : c’était le studio, ainsi nommé par ce que l’on y travaille et l’on y tape à la machine, la modeste chambre à coucher qui contenait une psyché, et une sorte de recoin servant de cabinet de toilette qui, sauf exception, restait noir. Dans chaque décor passaient des scènes qui pouvaient varier par un détail ou par un autre, mais la pièce était immuable, se répétait régulièrement de son début à sa fin, comme étaient immuables l’actrice — Mademoiselle Noémi, — et le public — M. Trimegiste. [V. 784]

 Ainsi, les lieux sont clos, étouffants, sombres et souvent encombrés d’objets, accessoires indispensables à la scène. Il est des détails qui demeurent d’une précision étonnante, petites énigmes chargées de sens, puisées aux plus intimes souvenirs de Catherine, clichés indisciplinés, ils émergent spontanément telle l’image de Madame d’Estiévand et de ses « ciseaux d’argent qui ne quittent jamais sa ceinture » (V. 668). De même, le souvenir de la chambre de son père moribond apparaît inopinément, image martelée d’objets qui donnent tout son sens à la scène :

Le papier de la tapisserie, la fenêtre à rideaux blancs, le lit à gauche en acajou avec une couverture de piqué. « Oui. Oui. Oui. » « Au village de Compesière. » « Je le revois mort sur ce lit. » [V. 675]



Des acteurs grotesques

   Certains éléments et personnages sont, de même, surdéterminés, ainsi le maître d’école dans la salle de classe : 

[…] car il est habillé en femme avec une forte poitrine dans un corsage « à goussets », il a les cheveux coupés en brosse, une moustache brune, et il porte des lunettes. [V. 655]

    Le personnage est caricatural, androgyne, effrayant et ridicule à la fois, il se range aux côtés des petites filles cruelles qui se moquent de l’enfant. Il est doté d’une laideur agressive. Lors de l’autopsie du Christ, les personnages sont de même risibles, cruels dans leur irrespect. Aux côtés de « Parchemin l’agent de publicité et la danseuse nègre Josepha Becker » se tiennent le légiste en chef « habillé d’un caleçon et d’un tablier […] il commence à faire sauter le plastron des côtes. » [V. 670] et cette femme « plus grande et plus forte qu’elle, à l’air atrocement décidé, apporte la scie et le marteau, les ustensiles d’arrosage. » C’est encore ce monsieur dans le songe du métro, « un homme brun qui ne la regarde pas ; il est gras, un peu grossier, on dirait un automate» tandis que l’autre homme assis près d’eux est un « monsieur élégant, long et pâle dont la tête est incertaine». [V. 739] La plupart des acteurs du rêve sont figés dans des atours symboliques, leurs vêtements, leurs attitudes, tout reste stéréotypé.

   Les rêves de Catherine contiennent une agressivité avilissante et proposent des personnages grimaçants. Ils exhibent des monstres, projections de la honte et de la culpabilité de cette dernière. Ce foisonnement onirique est souvent plus proche du cauchemar, l’abondance d’objets et d’éléments triviaux salissent les scènes et font de ces évocations le théâtre du désir dont les masques sont à chaque fois plus sanglants. Le rêve nous introduit dans la chair même du désir au plus bas, nous participons à une sorte d’autopsie de l’âme.

La vieille femme ouvre la bouche ; elle a une seule grosse dent comme une défense, par devant. Du sang arrive ; du sang en caillots, une quantité de sang coagulé tombe de cette bouche. La malheureuse râle, c’est la fin. On voit toujours la dent. Catherine est collée au mur par la terreur. Celui de la cheminée suit attentivement ce qui ce passe. Il regarde fixement Catherine, et après Catherine il regarde fixement la mourante. La Présence Mâle au grand chapeau dit simplement à Catherine :

Tue-la. [V. 758]  

   L’inconscient, mémoire perdue et fantasmes refoulés, peut abonder en flux de matières viles. Le rêve est le terrain de jeu du ça, des désirs et instincts premiers, du corps dans toute son épaisseur. Le désir et la culpabilité sont liés au meurtre, à la chair et au sang. La scène du rêve s’ouvre sur le drame primitif, rappelant la tragédie de la naissance


Les personnages « guides », émanations oniriques

   Aussi, l’existence même de Catherine est habitée par les figures du rêve. Leur présence est essentielle, car elles possèdent la solution de l’énigme et représentent la seule issue possible pour Catherine. Elle les interroge comme elle interroge son inconscient, et découvre derrière les personnages grimés, son propre visage. Ils lui dévoilent sa faute dissimulée sous les images fantasmées. Les deux voix qui auront la plus grande portée sont le psychanalyste Leuven et la petite X. Ces deux personnages portent en eux l’énigme de Catherine, ils ne surgissent dans l’existence de celle-ci que pour lui découvrir le secret et démasquer les illusions.

   La petite X et Leuven sont investis du même rôle analytique. Ils fouillent l’inconscient de notre héroïne dans l’unique but de lui rendre son histoire, creusent les fantasmes nourris de mythes pour mettre au jour la femme intérieure.

Seule la Petite prétendait voir quelque chose. M. Leuven, très peu de temps après donna le même sens que la Petite. D’après eux, on reconnaissait un phénomène tout à fait grave et qui dans sa gravité méritait vraiment d’être nommé « le premier ». [V. 760] 

   Ils œuvrent  à humaniser cette « déesse infernale » déjà rencontrée dans Hécate. Tous deux concordent à expliquer l’obscur, trouver les clés de l’énigme, révéler Catherine à Catherine. 


La Petite X, le témoin de l’enfance

   Si Leuven l’éclaire sur ses réactions présentes, la Petite X lui fournit les pièces absentes du puzzle de son enfance.

   Le personnage de la Petite n’a aucune réalité objective, son apparition reste inexpliquée et sa présence est pourtant d’emblée acceptée par Catherine.

L’enfant ne cherchait pas à savoir son chemin et ne demandait pas d’argent. Elle s’accrochait. Elle ne tenait pas à être interrogée sur la raison de sa venue. […]

La petite devait avoir sept ans. « Je l’appellerai la Petite X… »  [V. 642]

    Le nom même que Catherine lui attribue laisse imaginer que ce personnage possède toutes les qualités du rêve, sa silhouette se fond dans la texture du décor.

Ses yeux étaient tellement tristes que cette enfant, juchée sur un fauteuil en tapisserie devant un lourd rideau lugubre, eût pu passer pour une femme mûre de plus de quarante ans. [V. 648]

    Sur cette photographie la petite fille a l’air grave du spectateur  prêt à assister au déroulement d’une pièce de théâtre. Elle sera le témoin et l’initiatrice du drame de Catherine, son rôle est de la guider de scène en scène jusqu’au dernier acte.  L’enfant est Catherine et Catherine doit retrouver cette enfance. La petite fille rappelle peu à peu à la conscience de la femme les parts manquantes de son passé, les souvenirs lui sont rendus par associations d’idées.

« Oh tu me rappelles… tu me rappelles… » disait Catherine, les larmes aux yeux. Des prairies d’abord, et un arbre très-très-très grand, et au loin des forêts très-très petites, un nuage sur un clocher et un clocher sur une bosse, enfin la vie dans la ferme savoyarde que Catherine avait si bien connue, puisque c’était la sienne mais oubliée, et qu’elle aurait continué à oublier si la Petite n’était pas venue pour raconter ses histoires presque pareilles.  [V. 643]

    Finalement leurs deux voix fusionneront dans la dernière scène :

« Oh bonjour, toi ! » dit Catherine. « Bonjour », fit la petite, qui souriait gentiment. En vérité déjà à ce moment Catherine monologuait et elle en prenait conscience. La Petite avait-elle tant d’empire pour emprunter la voix de Catherine ? Ou était-ce au contraire que sa réalité devenue « apparente », elle n’était plus aussi implacable, et en ce cas c’était Catherine qui recouvrait la Petite. [V. 811]



Leuven : la figure du psychanalyste

   Leuven, quant à lui, est lié à la révélation du péché et ainsi, à l’avènement de la culpabilité. Ce que Leuven réveille chez Catherine, c’est le souvenir des origines de la faute en découvrant le véritable visage du père. Cependant en révélant les termes de cette transgression fondamentale, il s’associe à la cause de cette culpabilité, et devient ainsi un autre possible de la figure paternelle.

   En lui rappelant l’histoire du berger, il lui rend une autre facette du Père et rend ainsi visible la chose inconsciente.

Après avoir récupéré l’histoire du berger, retrouvé le Père ; après avoir posé toute son émotion, la pire et la meilleure, l’angoisse et l’espoir, sur les épaules d’un homme, le seul qui pût la sauver et qu’elle adorait pour cette raison, de Leuven enfin – et après avoir vu la lourde l’intolérable chose s’éloigner et Leuven se reculer aussi… Catherine alla mieux. [V. 745]

    Il fait surgir à la surface le personnage de Louis Moutier, ce paysan qui l’a violée, enfant, dans le grenier. Dans un même mouvement, il donne un nom au viol et un visage au père et il révèle la cause de la culpabilité de Catherine, prenant sa source dans cet amour étrangement partagé.

Pourtant, de nouveau (dès qu’elle fermait les yeux) passait derrière la haie le Père avec un aspect coupable de transgresseur, avec un caractère douloureux d’interdit. Était-il transgresseur parce qu’elle avait transgressé un commandement sacré en l’aimant d’une certaine façon, ou parce que lui avait transgressé le commandement de son côté ? [V. 730]

    Une fois que la silhouette de Louis Moutier a surgi à la conscience de Catherine, celui-ci  devient un autre écho du père. Cela apparaît une première fois durant l’interrogatoire que Leuven fait subir à Catherine :

« La première fois c’est lui qui a fermé. » « C’est lui qui vous a enfermée ? » « Le charretier. » Oui, mais alors arrive de son côté le père par une autre route. [V. 728]



La parole psychanalytique fixe l’image et permet la reconnaissance

 Au fil de l’œuvre Leuven souffle sur le voile d’inconscient qui déguisait le mystère, il lutte contre une fonction produite par la conscience de Catherine, le « commandement Tu dois ! » «gendarme sombre dont les vêtements sont raides comme des tubes ». [V. 735]

 Cette figure d’autorité, censeur intraitable, est la manifestation de la culpabilité, le doigt pointé vers la faute, dénonce et fustige son auteur. Puis en guise de répression, il terre le péché dans une zone d’oubli, pour maintenir l’ordre dans la vie sociale de la coupable.

On peut même supposer qu’il s’est servi dans sa manœuvre (il a des amis provocateurs) du personnage mal identifié de Louis, le garçon de ferme. […]

Qui sait si ce Louis Moutier, quand il prend l’aspect criminel, n’est pas tout simplement une partie du Père, et comme sa seconde face ? Sous la menace du gendarme, l’imagination perdant toute réalité aurait coupé le père en deux, la première moitié élevée jusqu’au Ciel, et la seconde travestie en un ignoble charretier qui s’avance pour abuser d’une fillette. [V. 736]

    L’interlocuteur de Catherine est là pour tenter de passer outre cette censure jusqu’à ce qu’une bribe de vérité, bravant l’autorité, surgisse à la conscience de manière inattendue. Lors du songe du métro :

[…] le monsieur lui dit : « Vois comme ton œil est joli sous la voilette » — il prononce drôlement – « sous la viooilette. »

A ces mots Catherine parvient au bonheur complet, mais non sans avoir compris qu’il voulait parler de violettes ; et se souvenant aussi d’un autre jour, elle pense que la Petite X…lui a racontée une autre histoire de violettes. Lorsque le Père, disait la Petite, prenait un bain dans le ruisseau, il est sorti de l’eau en offrant à sa fille un bouquet de violettes.

« Vois comme ton œil est joli (ton œil d’amour) sous la voilette. » —Violettes, viol-ettes, vous êtes cachées, dans la voilette. Mais qu’est-ce donc au juste, Monsieur, cette voilette ? Ce sont les poils, les poils de vos cheveux. [V. 739] 

   Cette révélation n’effraie pas Catherine, mais la porte au comble du bonheur. La relation qui apparaît de plus en plus nettement incestueuse entre Catherine et son père ne suscite pas de traumatisme, le bonheur réside au contraire dans l’intensité de cet échange. Mais cet amour ne pouvait qu’entraîner la punition c’est-à-dire la disparition du père, dont Catherine se rend responsable

 

 Vers la deuxième Partie : Le Rêve comme une mise en scène de la culpabilité
 
Bibliographie

[P.] Paulina 1880, (1925), Folio, 1974.

[V.] Vagadu, (1931), Œuvre II, Texte établi et présenté par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987.

[H. S.] Histoires Sanglantes, (1932), Œuvre II, Texte établi et présenté par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987.

[C.] Commentaires, (1950), Les éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1950.

[An. Pr.] Dans les Années profondes - Matière céleste - Proses, Présentation de Jérôme Thélot, Poésie/Gallimard, 1995.

[Shärer] Shärer Kurt, Jouve, Thématique du Mal, Lettres Modernes, Minard, 1984.

[E. M.] En Miroir, (1954), Œuvre II, Texte établi et présenté par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987.

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Sous la responsabilité de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert

Ce texte © Laurence Llorca, 2008

Texte reçu le 14 février 2008
Première mise en ligne : mars 2008
Dernière mise à jour informatique : 23 février 2010