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Le bergsonisme

 dans l'œuvre de Pierre Jean Jouve 

 par Éric Dazzan

Vers la bibliographie
Jouve et la philosophie : une stratégie d’effacement des traces

Il est toujours difficile d’envisager les rapports qu’une œuvre littéraire peut entretenir avec une ou plusieurs œuvres philosophiques. D’autant qu’à côté des reconnaissances de dette ou des simples déclarations d’admiration, il y a bien souvent tout un continent immergé de fréquentations et d’influences plus ou moins oubliées, plus ou moins conscientes, plus ou moins passées sous silence. Or on sait que les silences de Pierre Jean Jouve sont souvent très éloquents et à la mesure (inverse) de ses aveux. Ainsi, dans son Journal sans date [II., 1071], il se présente volontiers comme un lecteur des grands mystiques ou de Pascal [II., 1165] et sa rencontre de l’œuvre de Freud [II., 1074] nous est donnée comme décisive. Ces lectures avouées, mises en avant même, font partie de toute évidence du système Pierre Jean Jouve par lequel le poète tente de maîtriser et son image et les portes d’accès à son œuvre. Pour le dire avec lui, elles font partie probablement du masque. Et c’est dans cette perspective qu’il faut peut-être entendre son silence sur les philosophes qu’il aurait pu lire dans les années décisives de sa formation. Un silence qui souligne étrangement certains voisinages qu’un lecteur attentif ne peut pas ne pas remarquer et notamment avec l’œuvre de Kierkegaard. Pierre Jean Jouve, dans une lettre à Jean Paulhan datée de 1932, relève lui-même un rapprochement heureux entre l’article de Jean Wahl sur le philosophe danois et ses trois Histoires sanglantes qui viennent d’être publiées dans le même numéro de la Nouvelle Revue Française. Mais c’est pour ajouter aussitôt que « la pensée de Kierkegaard est maintenant bien étrange à considérer : à la fois tellement plus (religion) et moins (forces inconscientes) que ce que nous connaissons réellement aujourd’hui ». De même fera-t-il disparaître des rééditions des Histoires sanglantes le texte qui leur servait d’avant-dire et qui comportait une citation essentielle du philosophe : « Le désespoir est donc en nous ; mais si nous n’étions pas une synthèse, nous ne pourrions nous désespérer, et si cette synthèse n’avait pas reçu de Dieu en naissant sa justesse, nous ne le pourrions pas non plus. » [II, 1291]. Or il se trouve que la notion de synthèse non seulement permet de saisir la temporalité particulière à l’œuvre romanesque de Jouve – et notamment dans un roman comme Paulina qui débute par l’énigmatique description de la chambre bleue - mais elle permet peut-être aussi de rendre compte de la manière dont les personnages jouviens se saisissent de leur destinée et exercent une liberté qui, dans le même texte, est considérée « sous les formes extrêmes de l’intuition et de la spiritualité ». Comme on peut le constater, il s’agit manifestement pour le poète, en procédant à ces « ratures » ou rectifications successives, de resserrer le lien de son œuvre avec la psychanalyse et de distendre celui qui le relie à une pensée chrétienne du péché en particulier et à toute autre forme de pensée en général. Et il s’agit aussi de restreindre le champ des interprétations auxquelles se prête son œuvre.

 
Rupture et continuité dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve : la perspective philosophique

   Mais ces efforts pour distendre ce lien sont cependant autant d’invites sinon à le retendre du moins à le reconsidérer. Rien n’oblige, en effet, le lecteur à poser avec Pierre Jean Jouve que l’artiste « n’est comptable que devant lui-même » [II., 1072] et que son œuvre n’entre en dialogue ou en miroir qu’avec celles de ses pairs, poètes et musiciens. Bonnefoy nous rappelle ainsi que « ce poète chrétien [fut] averti de Nietzsche, [et] contemporain de Bataille » [L’Herne, 62]. Et comment ne pas entendre comme un écho du pessimisme de Schopenhauer dans ces vers de l’avant-dernier des Huit poèmes de la solitude [I, 1618] qui replacent dans une perspective cosmique le drame historique que fut 14-18 : « Il sait que s’entredévorent/ Par une loi ivre ces eaux ». Ou encore dans ce quatrain de La Tombe [I, 1622] : « J’écoute l’énorme d’en bas,/ L’infini sans un être au centre,/ L’étendue, reine qui titube,/ L’univers dévorant son mort ». A ce moment de son parcours, Pierre Jean Jouve n’a pas encore lu les mystiques ni Freud et pourtant un rapport à la mort universelle, au néant où Dieu semble s’absenter pour nous laisser face à l’intuition d’un « être ricanant [qui] se cache/ Sous le rideau de la mort » [I, 1612], se dessine déjà. Quant au dernier de ces huit poèmes, s’il se détourne de la violence collective et de la haine, c’est pour évoquer, dans un contexte très fortement sensuel, et dans la lumière d’un passé révolu, la vision d’un « sexe d’or ». Cette conjonction de la mort et de la sexualité entendue comme moteur de la reproduction et, en ce sens, comme participant de la grande illusion qui tient dans sa lumière un sujet fondamentalement agi et qui pourtant se vit comme acteur de son existence, est, on le sait, centrale dans la pensée du philosophe allemand.

Mais Freud fut, comme toute la fin du 19ième siècle, un lecteur attentif de Schopenhauer et l’on peut se demander si lisant Freud, ce n’est pas aussi Schopenhauer que Pierre Jean Jouve relit et approfondit, ainsi qu’une première intuition de la catastrophe dont il aurait trouvé la formulation dans cette œuvre et qui devait s’illustrer et s’éprouver dans ce qu’un recueil de 1916 appelle « le grand crime ». D’ailleurs Freud lui-même, s’il dit avoir trouvé très « attachants » les livres que Jouve lui a adressés en 1931 [L’Herne, 117], précise que ce qu’il appelle « son côté « sobre » » a protesté à leur lecture. Comment aurait-il lu l’avant-dire à Sueur de sang ? Aurait-il reconnu, dans cet « Avant-propos dialectique » dont le ton dramatique tente d’être à la hauteur de « l’accroissement du tragique » [I, 196] qu’il relève, la science qu’il pensait avoir fondée ? Suffit-il que le nom de Freud apparaisse ainsi que des concepts tels que ceux d’inconscient, de structure, de libido, etc. pour que la filiation avec cette science aille de soi ? L’élaboration à laquelle se livre Pierre Jean Jouve dans ce texte est manifestement peu « sobre » et sûrement très personnelle. Pour paraphraser le début de « l’Avant-dire dialectique », la pensée comme la parole de Pierre Jean Jouve se dégagent avec obstination de couches géologiques complexes qu’elles tentent parfois de cacher [ibid., 195]. L’œuvre de Pierre Jean Jouve qui s’élabore de lecture en lecture et de crise en crise, procède comme toute grande œuvre, dans la recherche de son horizon et de son centre, par appropriation, approximation et syncrétisme. Ce qui semble compter, c’est moins une fidélité que la possibilité d’accroître une connaissance, celle « d’un œil qui est dirigé vers notre secret, notre œil même » [ibid., 196] pour reprendre les termes de l’avant-propos à Sueur de sang, une connaissance qui ne vaut pas comme élucidation mais comme intuition et proximité, voisinage aveugle et aveuglé de ce qui est appelé à rester sans nom ou qui va sans dire tout en appelant la parole. C’est ainsi que pour un chrétien les poèmes de la seconde période de cette œuvre qui associent à des motifs empruntés à la pensée chrétienne des éléments qui en font tout à fait autre chose ne peuvent être qu’énigmatiques, puisque l’emprunt lui-même à la tradition mystique vise peut-être d’abord à constituer en énigme ce qui cherche tout à la fois à se manifester dans une forme, une image et à se dérober en elles à tout regard. Cette complexité énigmatique qui est le signe d’une pensée qui transforme le concept en symbole et en image et fuit aussi bien la théorie que la théologie au sens strict du terme, ne se retrouve pas seulement dans les textes qui revendiquent l’influence des mystiques. Elle se trouve déjà dans un poème de 1916 intitulé « Chant de l’hôpital ». Il y a, en effet, dans la joie que célèbre ce poème (« Je chante l’Hôpital et sa joie […] Elle s’est faite sœur de la souffrance, elle aide même à mourir ») et dans la communion avec les mourants et ceux qui consentent au sacrifice quelque chose qui pourrait faire songer à la figure du Christ. Mais le Christ jouvien est-il vraiment chrétien ou du moins l’est-il en totalité ? L’on sait quelle importance Schopenhauer accordait à la figure du Christ qu’il regardait « au point de vue général, comme le symbole ou la personnification de la négation du vouloir-vivre », laquelle est associée par le philosophe à la liberté. Or s’il s’agit de renoncer à vouloir vivre pour échapper ainsi à la volonté qui nous agit, c’est pour mettre fin à la souffrance qui semble bien être l’ultime vérité avec la destruction (et la reproduction). Il me semble que le poème de 1916 doit être lu dans cette double perspective (et dans leur possible confusion) et notamment ses derniers vers qui suivent l’évocation d’une Sœur « Morte à la peine » et que l’on porte en terre (I, 1568) : 

Je ne vois plus de vérité hors de ces souffrantes vérités
Je ne vois d’autre vérité que d’apaiser le malade,
Et de patiemment vivre afin qu’il vive. 

Considérer que Jouve procède de relecture en relecture qui lui permettent d’ébaucher le chiffre toujours mouvant d’un secret, aurait pour intérêt de mettre en perspective l’œuvre reconnue et de découvrir une grande continuité entre l’œuvre reniée et celle qui correspondrait à une vita nova. Et du même coup, c’est la rupture elle-même, son geste comme son thème, qui retrouverait sa place dans un système dont elle ne serait plus qu’un moment, non pas tant fondateur qu’accélérateur, tout un ensemble de motifs et d’intuitions trouvant à se précipiter à ce moment là et poussant l’œuvre non pas tant ailleurs que vers elle-même (vers un avenir qui se dessinait déjà en elle).

 
Jouve et le bergsonisme : le moi, la couleur

Pierre Jean Jouve, comme tout grand poète probablement, ne parle donc pas seul et dans ce qui fait sa voix incomparable il nous faut reconnaître d’autres voix que celles qu’il nous indique l’avoir influencé, dont des voix philosophiques. Il me semble que celle de Bergson pourrait faire partie de ces dernières. L’on sait que Bergson, comme Schopenhauer avec qui il partage bien souvent les mêmes lecteurs, a pu servir de transition vers la psychanalyse. François Azouvi dans son livre sur Bergson signale combien le bergsonisme traverse et relie entre eux différents milieux intellectuels dont celui que fréquente Pierre Jean Jouve dans les années qui précèdent la première guerre mondiale. Ainsi en 1912 la revue qu’a fondée Pierre Jean Jouve, Les Bandeaux d’or, publie un article René Arcos intitulé « La perception originale et la peinture ». Ces quelques éléments ne suffisent bien sûr pas à affirmer que Jouve a lu Bergson mais le livre de François Azouvi montre qu’il n’était probablement pas nécessaire d’avoir une connaissance de première main du philosophe pour être marqué par sa pensée tant celle-ci s’est rapidement diffusée dans une génération en quête d’un discours qui fût capable de déverrouiller un espace intellectuel que le néo kantisme et le positivisme avaient asséché.

Comme pour l’œuvre de Kierkegaard ou celle de Schopenhauer, l’on peut relever des convergences entre celle de l’auteur de l’Essai sur les données immédiates de la conscience et celle de Pierre Jean Jouve. L’affirmation d’une distinction entre un moi essentiel et un moi social, entre un moi lié à l’intériorité et à la profondeur et un moi tout en surface est un des éléments centraux du bergsonisme. D’autant que l’accession à ce moi et à sa profondeur détermine l’exercice d’une liberté et qu’elle ouvre au sentiment de la durée véritable. Pour dire le caractère organique de cette durée comme de cette intériorité, Bergson emploie les motifs de la couleur et de la musique. L’on connaît l’importance de la musique dans l’œuvre et la vie de Pierre Jean Jouve. Quant à la couleur elle n’est pas moins prégnante. C’est ainsi qu’en 1954 Jouve dans En miroir [II, 1080] nous dit que « Paulina 1880, survint alors en une couleur absolument imaginée », le mot couleur pouvant signifier tout à la fois et indissolublement une unité et un mode subjectif de perception. L’on pourrait bien sûr faire remonter l’emploi de ce motif aux romantiques et à Baudelaire dont on sait l’importance pour Pierre Jean Jouve. Mais Bergson lui-même évoque en 1903 dans l’Introduction à la métaphysique la « coloration spéciale de la personne » dont la psychologie analytique ne peut tenir compte, le motif de la couleur ayant pour fonction de désigner ici ce qui dans un individu est tout à la fois singulier et diffus, non analysable en tant qu’élément isolé mais qui imprègne tout l’être. C’est dans ce sens, me semble-t-il, que Pierre Jean Jouve emploie le verbe colorer dans le premier paragraphe de La Faute [I, 1213], la métaphore de la coloration servant dans ces lignes à dire une forme paradoxale de présence à /de l’inconscient, que l’auteur appelle « [son] esprit noir » : 

Si je regarde assez profondément dans ce qui est en dessous de moi, mon esprit noir, dans toute une immensité toujours cachée et que les images et les idées auxquelles je suis relié par la clarté de conscience m’empêchent véritablement d’éprouver, mais qui est, qui me colore de sa lumière d’enfer, je vois se détacher sur un fond sanglant mes deux grands besoins : c’est aimer et mourir.  

L’on trouve quelques lignes plus loin l’expression « feu d’artifice de joie noire », la lumière et la couleur dans leur plus grande intensité supprimant presque la conscience pour laisser le sujet à sa vérité souffrante, livré à la double pulsion de vie et de mort. Ainsi retrouve-t-on comme un écho lointain au « Chant de l’Hôpital », un écho qui d’ailleurs nous permet de comprendre ce qu’aimer et mourir veulent dire pour Pierre Jean Jouve, c’est-à-dire être dans la joie du sacrifice et, comme le Christ ou la Sœur « Morte à la peine », dans l’acceptation du poids de la Faute qui est ainsi reconnue et aimée.

Ce lien de la couleur et du sujet le plus intérieur et le plus secret, d’un sujet dont la vérité ne peut se découvrir que dans la souffrance ou se projeter en figures énigmatiques sur « un fond sanglant », permet de lire certains poèmes comme « Jaune » [I, 102] ou « Blanc » [I, 268] et tant d’autres où la couleur joue un rôle déterminant. Si « la couleur du monde est chose miraculeuse » [I, 117] c’est qu’en elle ou par elle non seulement le monde apparaît, se fait images mais se révèle à lui-même un être au monde, s’approfondit la connaissance de cet œil, « notre œil même », braqué sur un secret qui l’aveugle. La couleur dont se teinte le monde révèle donc une profondeur qui est d’abord celle d’un sujet. Voir en cela est essentiel chez Pierre Jean Jouve et s’avancer vers la profondeur de notre être au monde signifie dans cette œuvre ouvrir une nouvelle perspective, percevoir un changement de proportion. L’on se souvient en quels termes dans En miroir il évoque sa découverte de la poésie qui fut pour lui  accession à un regard intérieur [II, 1063-1064]. Et qu’il s’agisse de voir la poésie au même titre que la musique nous indique bien que la vision est d’abord un mode intuitif de rapport à soi. Un mode intuitif qui met le poète en rapport – pour ne pas dire en regard – avec ce qui, en lui-même, est tout à la fois lui-même et radicalement autre que lui-même, est cet autre lui-même qui est vrai de toute cette altérité qu’il porte ou dévoile et auquel on ne peut accéder qu’en ayant fait la part de tout ce qui est faux en nous, produit de la culture comme de la conscience, et nous donne une identité définie quand notre vérité est dans le mouvement, la transformation incessante. S’avancer vers le moi le plus intérieur, pour Pierre Jean Jouve, signifie également libérer un regard intérieur « entièrement enfermé sur lui-même » et qui vient en lui « de si loin, que [il] ne [peut] encore lui fixer aucune origine, le rattacher à aucune histoire ». Ce double mouvement vers une profondeur, dans la direction et le voisinage d’un secret, et d’expression d’un regard si intérieur qu’en lui se dérobe l’origine, se retrouve déjà dans un recueil de 1911 intitulé Les ordres qui changent et qui me semble porter l’empreinte du bergsonisme.

Les Ordres qui changent : l’importance du mouvement

   Le recueil est précédé en 1910 des Muses romaines et florentines dont Jean Starobinski relève l’influence néo classique [I, p.1353]. Ce dernier propose de comparer le texte qui sert de préface à ce recueil au chapitre de En Miroir intitulé « L’inconscient et la forme » [II, 1123]. Il y a de toute évidence une différence essentielle entre ces deux textes et qui porte sur ce que Jouve appelle le réel. Dans le texte de 1910 cette notion est accompagnée de celles d’ordre et de nombre, de logique, de loi et de règles, alors que le texte de 1956 prend acte des découvertes de la psychanalyse. Pour autant, les deux textes sont assez difficiles à interpréter si l’on ne s’en tient pas seulement à certaines formules qui semblent se proposer comme de véritables clés de lecture du texte comme de l’œuvre reconnue. C’est le cas de toute évidence des passages qui lient forme, inconscient, limite et mort. Cette difficulté provient probablement du fait que, comme je l’ai relevé plus haut, Pierre Jean Jouve procède par approximation et appropriation. Il s’agit d’une sorte d’encodage qui vaut d’abord par sa puissance évocatrice, par sa capacité à mettre le lecteur en chemin vers une expérience qui échappe à toute définition. Et cet encodage, cette explicitation énigmatique de ce qui reste (un) secret, ne va pas sans un certain bricolage

Pour revenir à la préface des Muses romaines et florentines, il me semble qu’à côté d’un jargon qui sonne néo classique, l’on peut repérer des formules ou des expressions qui révèlent comme une présence du bergsonisme. C’est le cas du dernier paragraphe [I, 1356] qui commence par déterminer « deux modes principaux auxquels préside la sensibilité pure : la comparaison ; - et le rapprochement, par un mode que l’on pourrait appeler elliptique, de deux images mentales, entre lesquelles la logique rigoureuse serait tenue d’établir une suite d’intermédiaire ». Le lexique ou les catégories pourraient tout à fait faire songer à certaines pages de L’Essai sur les données immédiates de la conscience. Cela est peut-être plus clair encore à la fin du paragraphe qui se conclut ainsi : « Il faut enfin que les diverses images apportées paraissent naturellement se pénétrer entre elles, de manière à créer la continuité de la représentation mentale. » Conclusion que l’on pourrait rapprocher de certains passages du chapitre II de L’Essai : « La durée tout pure est la forme que prend la succession quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs » [EDIC, 74]. Dans la même page, Bergson établit un parallèle entre cette manière de durer et la musique : notre moi doit organiser ses différents états, passés et présents, non pas comme on ajoute « un point à un autre », mais en les organisant « comme il arrive quand nous nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes d’une mélodie ». D’où la proposition suivante : « Ne peut-on pas concevoir la succession sans la distinction et comme une pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime d’éléments […] Telle est sans aucun doute la représentation que se ferait de la durée un être à la fois identique et changeant ». Remarquons au passage que la première citation de Bergson pourrait faire songer à ce qu’écrira Breton de l’écriture automatique quelques années plus tard et que le texte de Pierre Jean Jouve que Starobinski nous proposait de comparer à la préface des Muses romaines et florentines semble conserver des traces du bergsonisme. L’on retrouve par exemple cette opposition entre la logique qui suppose la démultiplication, la succession comme distinction et la condensation [II, 1125] qui remplace ici l’ellipse. La notion de durée, « de durée infinie, d’éternité » apparaît également et cette « jouissance d’éternité » avec ce qu’elle suppose de statique devient le seuil à partir duquel le « processus originel » - c’est-à-dire le mouvement vers la limite qu’est la mort et qui produit la forme - peut réapparaître et donc être reconnu. Enfin, à la fin du même paragraphe, Pierre Jean Jouve retrouve une formule qui est très bergsonienne et qui rappelle le texte de 1910 : la condensation devient « accumulation de formes, une vraie pyramide » et l’invention formelle de Berg « s’arrange aussi pour que les formes complexes rentrent dans les élémentaires, s’y perdent et y deviennent invisibles ». Le texte se clôt par ailleurs sur l’opposition du mécanique et du vivant.

   Au-delà des différences d’inflexion, des apports de la psychanalyse qui peuvent les justifier, il me semble que les deux textes jouent sur la tension entre le mobile et l’immobile, ce qui diffère et ce qui demeure le même (« C’est par sa spéculation sur la mort que l’esprit de désir inlassable se fixe, se sent, s’isole de lui-même, et de son propre flot inséparable, et commence d’appartenir à un être particulier, à une personne, commence de dépendre d’un sujet avant d’aller tomber sur un objet », II, 1124), le continu et le discontinu (« Ce sera donc à notre inconscient […] d’absorber les formes et de les rendre en émotion », II, 1125) pour définir un être-au-monde. Ces tensions et leur enjeu sont au cœur du recueil suivant : Les ordres qui changent. Le recueil qu’il faudrait replacer dans son contexte (poètes de l’Abbaye dont René Arcos, Unanimisme et Futurisme naissant), évoque une prise d’Éther par le poète (« Je vais me donner à l’Éther », I, 1364) qui est une expérience du moi, de sa dilatation comme de sa profondeur. L’un des premiers effets de l’Éther est, de manière toute bergsonienne, de produire un sentiment d’homogénéité et de durée (« Ma chair remue par tous ses points : je sens que je suis homogène […] Et en même temps, elle rame/ Comme des avirons, dans une/ Rivière qui n’est que durée. », I, 1365). Pour autant le poème procède par ce que le texte de 1910 appelait des rapprochements d’images assez prosaïques parfois, et par juxtaposition de sensations. Le sujet lyrique se définit d’ailleurs comme le « résonateur de voix hétérogènes » (I, 1388). Définition qui peut faire songer à celle que donne Bergson de la durée [EDIC, 77] : « la pure durée pourrait bien n’être qu’une succession de changements qualitatifs qui se fondent, se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres […] ce serait l’hétérogénéité pure. » Comme on le voit la tension centrale est celle du continu/ discontinu, homogène/ hétérogène, tension qui cherche à se résoudre par le mouvement (et la vitesse) comme le signale le début du quatrième poème : « Le sol graineux file vite/ En toutes ses molécules./ Le mouvement ressemble à/ Mille portées de musique. » [I, 1367]. L’on retrouve cela au début du huitième poème qui fait apparaître la notion d’échange [I, 1373] : 

« Dans la musique de la terre
Des cordages de fer s’échangent.
L’électricité se courbe
Sous les tunnels, dans sa ceinture
Se déforme sans cesse, autour
Des chairs à l’infini mobiles
Et respirantes de le Ville ». 

   Ce rôle déterminant de l’échange entre l’intérieur et la surface, entre soi et l’autre, l’importance du mouvement qui unifie et dépasse les contradictions induisent une définition du sujet lyrique dont la première caractéristique est d’être dans le temps, dans une temporalité qui est celle d’un déploiement vers l’extériorité [I, 1386] : 

Moi qui pense, je sais être
Une réalité qui du dedans regarde
Toutes les autres dans les yeux.

Ai-je donc absorbé, avec les aliments,
D’autres consciences d’un moment ?
Ou ai-je respiré, sur le couloir du fleuve
Le germe, qui commence en moi ma mort future ?  

   Et le poème suivant semble répondre à cette question :

Non. C’est qu’au même instant je suis un ordre à moi, 
Et un carrefour anonyme, où toute loi, 
pour me dépasser, s’élabore. 

   L’on comprend dès lors cette affirmation que l’on trouve dans le deuxième poème [I, 1367] : « Le mouvement est mon Virgile qui sourit », le mouvement devant être considéré comme le milieu idéel – arcadien – dans lequel le sujet lyrique s’accomplit et se connaît comme unité d’un divers irréductible. Le sujet lyrique célèbre d’ailleurs dans le dernier poème de l’ensemble [I, 1397] : 

ce simple Jour ;
Où [ses] cellules en profondeur ne sont plus
Qu’une somme vers [ses] contours. 

L’ensemble du recueil mériterait une étude plus précise et plus systématique. Je finirai pour ma part en mettant en regard ces poèmes qui, sur le plan formel du moins, semblent assez loin du Jouve de la seconde période, avec le début du Paradis perdu [« Nombre », I, 7]. Je m’en tiendrai à deux remarques qui montreront peut-être que les points de passage d’une période à l’autre sont innombrables et que la période qui commence avec la rencontre de Blanche Reverchon ne fait qu’accomplir les intuitions qui travaillent la première. Lorsque Pierre Jean Jouve tente de donner à voir l’état initial de Chaos, il retrouve cette tension entre l’un et le multiple, l’homogène et l’hétérogène que nous évoquions plus haut. D’où l’emploi des notions de confusion, d’échange, de contagion qui disent le mouvement – la transformation – dans l’immobile et le même. Le nom de cette unité qui conjoint « Tout le repos, tout le Mouvement » est ELOHIM (I, 9), nom énigmatique s’il en est, nom dont les capitales inscrivent l’énigme dans le texte. Que ce nom parle et c’est « le monde entier [qui] se tend/ se projette et se réalise. » [« Mouvement », I, 11]. Comme le recueil de 1911, le Paradis perdu semble aussi mettre en scène l’épopée du moi, un moi céleste et divin, qui se dépasse sans cesse vers lui-même et qui le fait à partir de son secret, comme l’expression même de son secret.

Bibliographie
  • [I] et [I] Pierre Jean Jouve, Œuvre, I et II, Mercure de France, 1987.
  • Pierre Jean Jouve, Lettres à Jean Paulhan, Editions Claire Paulhan, 2006,
  • Dominique Combe, « Jouve et Kierkegaard », in Jouve poète, romancier, critique, Lachenal & Ritter, 1995.
  • Jean-Pierre Jossuas, « Une référence religieuse énigmatique », in Jouve poète, romancier, critique, op. cit..
  • Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, PUF, 1966/2006 ; cf. p.508 pour la figure du Christ.
  • Anne Henry, Schopenhauer et la création  littéraire en Europe, Klincksieck, 1989. Pour une lecture existentialiste de Schopenhauer, cf. « Le principe de la modernité », notamment p.41.
  • [EDIC] Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, 1948. Noté EDIC.
  • Bergson, La pensée et le mouvant, PUF, 1938/2003.
  • François Azouvi, La gloire de Bergson, Gallimard, 2007.
  • Fausto Curi, La poesia italiana nel Novecento, Editori Laterza, Roma-Bari, 1999. Pour l’influence de Bergson sur un poète sensiblement de la même génération que Jouve, Ungaretti.
  • Vladimir Jankélévitch, Henri Bergson, P.U.F., 1959/1999.
  • Michel Collot, Paysage et poésie du romantisme à nos jours, Corti, 2005. Cf. à propos de la couleur et. du mot Stimmung p.53 : «  Il désigne une atmosphère qui enveloppe objet et sujet, colorant à la fois le paysage et l’état d’âme. » ; et p.69 à propos de Baudelaire et de sa conception de la couleur : « On note que Baudelaire réclame une couleur à la fois « appropriée aux sujets […] et capable de « rendre nos sentiments et nos rêves les plus chers » ».
  • Michel Jarrety, Le poésie française du Moyen-Age à nos jours, PUF, 1997, Pour le contexte dans lequel paraît Les ordres qui changent, p.414 sqq. Pour Marinetti et le futurisme, cf. l’ouvrage de Fausto Curi, La poesia italiana nel Novecento, op. cit., p.99 sqq.. Quant à l’influence du bergsonisme sur les avant-gardes italiennes et le futurisme en particulier, cf. l’ouvrage de F. Azouvi, La gloire de Bergson, op. cit., p.221 sqq.
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Ce texte ©  Éric Dazzan

Dernière mise à jour : 21 février 2009