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Pierre Jean Jouve

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Yves Bonnefoy et Salah Stétié
« Lecteurs poètes » de Pierre Jean Jouve

par Natacha Lafond


« Lecteurs poètes »

Deux entretiens parus récemment présentent des lectures contemporaines de poètes proches de Pierre Jean Jouve [Bonnefoy, 2003 ; Stétié, 2005] : une proximité que je me propose d’interroger, où les deux poètes rappellent leur approche de l’être et de l’œuvre. Guidés par les questions, les deux lectures mettent en avant les points qui leur paraissent les plus essentiels, autour des affinités et des distances entre les œuvres. Ils tentent d’être « libre[s] d’aller où l’on désirait aller dans l’étude, faisant s’il le fallait, des réserves, et surtout abordant des questions qui auraient donné du relief à la figure de l’œuvre » : Yves Bonnefoy souligne ce besoin de trouver ses entrées personnelles dans l’œuvre jouvienne, rappelant ses études plus anciennes de l’auteur. De même, il est remarquable que Salah Stétié commence son entretien en rappelant de lui-même la place de Jouve parmi ses maîtres comme maître de lecture. Il cite ainsi ces paroles de Gabriel Bounoure : « Sur les monts incendiés de quelque Liban/ Se tiendront mes lecteurs étranges et profonds » et dégage la valeur de ces « lecteurs » dont il situe la lecture entre critique et lecture poétique, soulignant que « Comme il y a un mystère de l’œuvre, il y a un mystère de la saisie de l’œuvre ». 

Plus encore, il y va de la relation dynamique entre des êtres et des poétiques, où il me semble important de relever quelques éléments pour la compréhension et la réception de l’œuvre jouvienne. La notion de « lecteur poète » permet de distinguer les types d’affinités et de distance entre les œuvres lues et celles qui les lisent, de relever les genres créés par cette inspiration poétique entre poètes, qui vont de l’étude aux entretiens en passant par les hommages. Celle de « préférence littéraire » implique une critique par la conscience sensible, et ses arcanes inconscients, fondée sur la reconnaissance subjective. Elle peut conduire à des créations littéraires nouvelles, voire à des lectures croisées par le modèle et son lecteur. Il est intéressant, par ailleurs, de voir comment certains auteurs contestataires, comme Marina Tsvetaieva dans Le Poète et la critique et Le Poète et le temps, font de la lecture poétique une nécessité pour toute critique littéraire, en refusant les autres critiques et en radicalisant ainsi les différences entre les approches dans la réception. Selon elle, tout « critique [de poète] interprète le songe du poète - c’est un nouveau poème. » [Tsvetaieva, p. 76] La notion de « préférence» ajoute encore à cette perspective critique la reconnaissance positive, - parfois exclusive dans le cheminement des lecteurs. Au fond, le travail du « lecteur poète » des modèles ne correspond pas à celui du critique. Et cette différence s’observe d’autant mieux dans les différents genres pratiqués pour rendre hommage au poète choisi. Il ne s’agit pas, ainsi, de replacer uniquement cette lecture dans le geste de célébration poétique, tout en y faisant référence, mais d’en analyser le fonctionnement avec distance. Elle est une « saisie » poétique qui ouvre au mystère d’une œuvre par une interaction spécifique.

Des études au genre de l’entretien : « Habiter » une continuité

   

Note : « Et là peut-être y a-t-il coupure entre l’œuvre de Jouve et le souci que j’en ai, car je dois marquer maintenant à quel point cette pensée de la nature souillée m’est étrangère ». Bonnefoy, Yves : « Pierre Jean Jouve », La Vérité de parole, [Bonnefoy, 1995, p. 476]. Chez Salah Stétié, ce refus est davantage mis en avant dans l’entretien, où il semble aussi répondre aux questions posées par Yves Bonnefoy. Il déplace ainsi le sens de cette notion religieuse : « je ne crois pas à un péché originel, qui serait de nature ontologique, mais […] la notion de faute ne m’est pas étrangère, […] elle m’est même profondément familière », [Stétié, 2005].

Le temps ouvre ces voies, ancre les lectures vers différentes perspectives qui montrent que, pour les deux lecteurs poètes, l’entretien a permis d’accentuer le lien à l’homme et à des aspects très particuliers de son œuvre, qui tantôt se rejoignent tantôt se confrontent en faisant preuve ainsi de la complexité des lectures proposées par cette œuvre. Rappelons que les deux poètes avaient tous deux déjà consacré des études à ce poète. Si Salah Stétié reprend quelques aspects de cette étude passée sur Pierre Jean Jouve, dans le livre Un archer aveugle [Stétié, 1985, p. 71-100] en les développant, notamment autour de la relation dialectique du désir et de la faute, Yves Bonnefoy ne prolonge que très peu ses écrits consacrés à Pierre Jean Jouve du Nuage rouge [Bonnefoy, 1995, p. 469-504], si ce n’est pour la commune admiration de son lien aux Arts. Mais dans les deux cas, c’est désormais la notion de « mystère », « l’énigme », qui revient tout au long des entretiens : alors même que les deux poètes se sont penchés plus avant dans les méandres de cette œuvre « labyrinthe » selon Salah Stétié, ils y trouvent encore davantage cette force du secret de l’être Jouve et de la parole poétique. Car les deux me semblent avoir voulu lier intrinsèquement l’œuvre à l’être et leur lecture à des souvenirs, qui constituent moins un réservoir de données factuelles qu’une expérience de son être. Les premières études portaient davantage sur l’œuvre et sur le sens de l’invention poétique. Il s’agissait de comprendre la fonction de la parole par la place de la foi, de la femme, de l’érotisme, et de l’Art. Dans les deux études se pose la question de mesurer la portée de la fameuse préface à Sueur de sang, avec ses contradictions ; on retrouve le même refus par exemple, chez Yves Bonnefoy et chez Salah Stétié de la notion de péché originel, de parole « souillée » (voir note) tandis que les deux revendiquent par contre leur adhésion à la place accordée au lyrisme et à la musique, aux Arts. Mais par la notion de « Faute » se joue aussi la distinction entre les deux lectures, surtout à partir des entretiens. Les deux premières études se confrontent aux contradictions, aux dualités de l’œuvre en arrivant toutes deux à cette reconnaissance de la parole portée par un lyrisme travaillé par les profondeurs du réel ; pour Yves Bonnefoy, c’est l’espérance d’une présence comme aboutissement de toute parole, tandis que pour Salah Stétié, c’est l’espérance d’une synthèse supérieure dans le réel, d’un « habiter » au monde. La poésie de Jouve est lue non dans sa vision chrétienne d’espérance vers un au-delà mais bien dans sa mise en place d’une relation, d’une proximité essentielle au monde avec toutes ses obscurités. Et pour les deux auteurs, il me semble que les entretiens viennent montrer en acte cette « présence », cet « habiter » d’une parole dans le monde en rendant hommage cette fois à l’homme. Peu de place est accordé aux souvenirs dans les études sources, à peine quelques allusions ; à l’inverse, le mystère de l’œuvre semble s’être déplacé vers celui de l’être dans les entretiens, en répondant aussi aux questions des récents ouvrages d’Yves Bonnefoy qui revient sur « l’énigme » des échanges avec des écrivains et des artistes, ces présences évoquées dans La Stratégie de l’énigme et Dans un débris de miroir. On peut y lire un retour topique à son passé, mais on peut aussi, comme je voudrais le montrer, y voir une figure plus essentielle de ces « lecteurs poètes » liés par Jouve : il y va d’une relation discursive nécessaire sur une présence vécue précisément comme aboutissement de toute une quête poétique. Le geste n’a pas la même portée. C’est rendre hommage au sens même de l’œuvre d’un auteur qui a tenté de trouver cet « Habiter » au monde par les mots, en refusant bien d’autres aspects du littéraire. Il y va d’une fonction poétique léguée par Jouve à ces deux poètes qui en ont fait une source originelle pour leur parcours dans une continuation exemplaire. En ce sens, les deux entretiens diffèrent entièrement des deux études et se confrontent désormais à cet autre « mystère » tout en ouvrant ensuite à quelques points particuliers de son œuvre. Les deux poètes disent tous deux leur profonde admiration et relèvent la valeur des échanges rencontrés, dans un milieu composé de nombreux écrivains, musiciens, etc. Jouve a su proposer des échanges humains essentiels dans leur parcours. 

     Fascinations et discontinuités : un approfondissement

Deux entretiens La relation a été avant de tout de fascination, entre refus et admiration, distance et rencontre, conflit et reconnaissance littéraire. Chaque niveau implique une autre approche : la première implique le lien au modèle littéraire, qui oriente les premiers pas des deux poètes, marqués tous deux dès leurs plus jeunes années. La deuxième relève de l’amitié qui s’est développée dans le temps et la durée, tandis que la troisième relève des affinités littéraires dans « l’intemporalité » de leur œuvre littéraire - relues précisément à plusieurs reprises, avec la distance de la maturation. Les trois niveaux, bien entendu, ont été aussi intimement liés dans le flux de cette proximité complexe.

Les deux auteurs lui ont consacré ainsi des commentaires, des entretiens, et des références constantes, sur le poétique et le musical, pour en faire un repère à instaurer autant qu’un foyer de questionnement. Il n’a pas suscité pourtant de création littéraire, comme on peut en rencontrer par ailleurs ; comme s’il gardait ainsi une distance, avec l’aura d’un père spirituel. Ils écrivent à partir de l’autorité de sa parole, se confient à sa parole, par la relation des rencontres ou des lectures, approfondissent certains points pour leur poétique, par l’évolution des affinités, mais restent aussi sur le seuil des amitiés de cet homme discret et singulier. Il y a davantage discussion avec ce guide que célébration en soi, essai ou entretien et moins poème en hommage, de même qu’il est important de voir comment se font les références dans le cours des œuvres de ces poètes. Et l’homme tient une place aussi essentielle dans ces textes que son œuvre. Si le modèle littéraire jouvien s’impose par l’ouverture qu’il a su donner aux deux jeunes poètes, autour de l’attention portée aux Arts, du lyrisme dans l’écriture, du « mystère » de l’être et, surtout, de sa parole, la relation amicale et littéraire n’a pas été, elle, sans discontinuités. Tous deux ont ainsi rappelé les conflits qui ont provoqué une certaine distance entre eux et Pierre Jean Jouve, qui n’a pas forcément été en accord avec les décisions prises par eux comme pour les études critiques sur son œuvre, où ils ont précisément revendiqué leur liberté de lecteur poète. Ils ont partagé la même expérience de mise à distance tout en étant liés par cette profonde admiration d’un homme au caractère parfois trop imposant. 

La fascination implique aussi le refus et le choix de certains points sur lesquels les deux poètes reviennent et qui marquent leur singularité. La mise à distance a contribué en outre, selon Yves Bonnefoy, à lire plus avant cette œuvre ; de même, pour certains points, elle a permis cette adhésion à l’être. Les discontinuités dans les échanges et les lectures ne font qu’approfondir la profonde continuité et le legs essentiel. « Jouve me parlait directement, […]. Ma rencontre personnelle avec Jouve ne devait, par la suite, que renforcer en moi cette relation d’intimité, ou même de complicité, que j’entretenais avec son poème ». Dans cette œuvre, Salah Stétié met en avant l’ensemble par « l’unité d’inspiration » jouvienne qui englobe la question problématique de la présence des profondeurs de l’être, la « substance dialectique ». Il y voit les fondements de la poétique de l’œuvre et de la réflexion sur l’être, qui permettent d’arriver au salut par la recréation de la parole : « Pour moi, c’est douleur sur douleur, la splendeur d’une mort tendrement inutile […]. La parole de Jouve est nue parce qu’elle est vraie – de cette "vérité de parole" dont parle Yves Bonnefoy », œuvre qu’il évoque tant pour son approche de la fonction poétique que pour son étude critique de Pierre Jean Jouve, plus centrée sur la question des profondeurs de l’être que son entretien. Cette question permet pourtant d’observer la divergence des lectures.

Deux lectures poétiques divergentes : profondeur originelle et travail de la langue

Très tôt, les deux lecteurs ont été confrontés à « l’émerveillement » et à la question de la finitude, comme deux versants d’une attirance problématique. On peut remarquer ainsi leur commune approche de la question de la faute et du désir, le seul lieu où ils se séparent avant de se retrouver dans l’« Unité » de l’œuvre. Salah Stétié met en avant en effet la force de la confrontation à la mort et à la finitude, tandis qu’Yves Bonnefoy veut rendre hommage à l’apport de la parole poétique. Pour l’un, la faute est la marque des contradictions de l’être humain, la part d’énigme qui est à transformer en chacun, pour l’autre, il y a moins attention à cette faute qu’à l’écriture et à ce jaillissement de vie, « l’émerveillement » que relève Salah Stétié à la fin de ses deux textes. Selon Yves Bonnefoy, « [c]e que j’ai rencontré dans ces vers, […] une religion, une érotique, non, ce fut la façon dont ces contenus de son œuvre se manifestaient ». C’est le parcours qui n’est pas le même, l’accentuation : l’un s’arrête à la douleur de cette profondeur originelle, l’autre à ce travail de la langue vers un accomplissement par la parole. Dans « émerveillement », il s’agit moins du reste selon Salah Stétié de la « merveille » surréaliste que de l’« énigme » d’une écriture.

La différence est frappante dans la progression des textes d’Yves Bonnefoy qui avait pu souligner l’importance de l’éros et du péché, ainsi refusé, comme ouverture à la béance. Cette question était déjà mise en question par son étude et il rappelle simplement son importance dans l’évolution poétique de Pierre Jean Jouve comme dans son propre parcours avec l’écriture de Douve et de ses premières œuvres. Dans cet entretien, il semble ne plus vouloir lui laisser la même place, à l’opposé de la lecture stétienne : « ce fut presque immédiatement une relation assez intime, […] j’avais avec ce poète chrétien de grandes affinités, […] cela pouvait prendre des aspects d’affinités électives. […] Reste, pourtant, qu’autant je me sentais loin de cet érotisme de la faute et presque de l’expiation, autant aussi je m’arrêtais en chemin quand, sur les voies de son affection […] je voyais Jouve élever ces "tombeaux" ». Que ce soit péché originel ou faute, « l’énigme » qu’il recherche désormais dans cette œuvre, et qui est aussi au cœur de ses propres livres, comme notion centrale, ne relève plus de cette approche de l’être et tient bien davantage de la création par le mot. Bonnefoy a fait le choix de ses refus et de ses affinités, en distinguant ainsi les pans de l’œuvre jouvienne. 

A la voix de Jouve

Tous deux se rejoignent cependant dans la conclusion apportée par Salah Stétié qui évoque la force de « transmutation » de l’œuvre vers un autre rapport au poétique. Et dans les deux cas se retrouvent des affinités de lecture, cette « saisie » poétique du mystère de la parole jouvienne et de sa prosodie, qui est aussi diction, expérience de l’être dans la vie. Si selon Salah Stétié,  « [i]l lisait en articulant bien chaque syllabe, d’une voix distincte, donc, avec une sonorité d’arrière-fond un peu sourde […], un voile impalpable de brume, une aura, une aurore et c’était parole de premier jour », selon Yves Bonnefoy « [d’] où mes poèmes d’après car j’eus à mon tour le désir d’entendre en moi ces voix qui sont des énigmes, […] par l’écoute de sa prosodie fondatrice ». Pierre Jean Jouve, selon ces deux « lecteurs poètes », représente ainsi une énigme obscure autour de la question difficile de la « faute », une énigme par l’éclat de sa poésie insaisie qui est invention d’une écriture, et énigme d’une présence où remonte la voix du poète et du poème. Il est cette « écriture », et ces « voix », cette « Unité d’inspiration » et ces fêlures et perfections de voix singulières, qui sont voix des profondeurs, voix poétique, et voix de l’être en sa présence fondatrice dans les rencontres. Le genre de l’entretien en serait alors comme une continuation, à repenser par cette approche du « lecteur poète », entre l’écriture d’une nouvelle création littéraire et la voix spontanée. 

Bibliographie

[Bonnefoy, 1995] Bonnefoy, Yves : « Pierre Jean Jouve », La Vérité de parole et autres essais, Folio/ Essais, 1995, p. 469-504

[Bonnefoy, 2003] « Entretien avec Yves Bonnefoy », Relectures de Pierre Jean Jouve 1, Revue Nu(e) n°28, Nice, 2003, p. 11-22.

[Tsvetaieva] Tsvetaieva, Marina : Le Poète et la critique, Le Temps qu’il fait, 1989, p. 76

[Stétié, 2005] « Entretien avec Salah Stétié », Relectures de Pierre Jean Jouve 2, Revue Nu(e) n°30, Nice, 2005, p. 19-40.

[Stétié, 1985] Stétié, Salah : « Une dialectique de la substance », Archer aveugle, Fata Morgana, Cognac, 1985, p. 71-100.

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Ce texte © Natacha Lafond, 2008

Dernière mise à jour : 9 mars 2008